On vous le rappelait la semaine dernière au moment de la présentation cannoise du film: Isabelle Huppert, non contente d’être la plus grande actrice vivante, traverse un moment absolument passionnant de sa filmographie. Plus qu’un moment de son jeu, c’est la naissance d’un genre à part entière, appelons-le Huppert movie, un genre de survival au féminin où l’actrice déambule, d’un air gourmand et amusé, au milieu d’un champ de ruines. À ce genre, Elle offre une véritable apothéose, en même temps qu’il souligne le plaisir qu’a l’actrice à accompagner des cinéastes eux-mêmes décidés à détraquer de l’intérieur le cinéma français. Ainsi de Tip Top de Serge Bozon, qui offrait en quelque sorte le mode d’emploi de ce dérèglement : Huppert y prenait des coups et semblait y trouver son plaisir. Un an plus tard, dans Abus de faiblesse, Breillat la filmait affaiblie et, dans une longue et très belle scène, littéralement à terre, tentant péniblement de se relever après une chute. Huppert y signait des chèques, vampirisée par un playboy, et Breillat concluait sur un gros plan du visage larmoyant de son actrice répétant inlassablement : « C’était moi mais c’était pas moi ».

Cette réplique, l’héroïne de Verhoeven pourrait la reprendre à son compte, pareille à ce chat sur lequel s’ouvre le film et qui regarde, imperturbable, sa maîtresse se faire violer sur le parquet de son appartement. C’est un plan qui vaut comme un dédoublement : Huppert y est moins cette victime en train de se faire agresser que le félin posé juste à côté, regardant s’abattre la catastrophe avec un regard tranquille et indifférent. L’agresseur enfui, Michelle se lève, prend un bain, remet de l’ordre dans son appartement, commande des sushis, fait un test HIV et annonce tranquillement la nouvelle de son agression à ses amis : aucun trauma, juste une série de procédures à suivre, un ordre extérieur à rétablir, et pour toute psychologie, une porte blindée, froide comme la mort. Mais ce viol, qui inaugure une vraie fausse intrigue policière, n’est que le début d’une série de petites catastrophes intimes auxquelles Michelle répondra par toujours plus de froideur. Elle est là, bien présente physiquement, mais totalement absente à elle-même.

C’est là le génie de Huppert, et celui des grands acteurs peut-être – on aimerait leur demander: « où êtes-vous quand vous jouez ? », et c’est précisément la question que semble poser à chaque séquence le film de Verhoeven. D’ailleurs cette question, le personnage d’Huppert y est bel et bien soumis, lorsqu’après l’amour son amant lui demande « Comment t’es venue l’idée de faire la morte ? ». On se souvient que déjà, dix ans plus tôt dans Black Book, Carice van Houten faisait la morte pour échapper aux nazis, étendue dans un cercueil et grimée en victime du typhus. Black Book et Elle sont à ce titre comme des jumeaux secrets, deux portraits de femmes non pas fortes mais mortes, qui traversent l’une comme l’autre un long cauchemar ironique.

Ainsi le cinéma de Verhoeven se coule si parfaitement dans les termes du Huppert movie qu’on peine à les dissocier. Le cinéaste trouve son actrice comme un bourreau trouverait une victime consentante : ensemble ils scellent une sorte de contrat sadomaso où l’un complète la perversion de l’autre. Folie contre folie, ironie contre masochisme, Verhoeven assène les coups tandis que l’actrice laisse glisser les événements sur elle avec ce port de reine indéboulonnable. Et Verhoeven de riposter comme on s’acharne sur un étrange animal qui ne veut pas mourir et qui frémit encore sous les coups.

C’est avec ce contrat dans les mains, scellé dès la première scène, que Elle entreprend une sorte de savant piratage du cinéma français : de ses décors, de ses mœurs, de sa galerie de personnages et de ses sales petits secrets. Les codes du genre sont scrupuleusement respectés mais jusqu’à l’outrance, jusqu’à ce qu’apparaissent, comme toujours chez Verhoeven, la nature humaine comme mécanique derrière les volontés particulières, transformant le film en Grand-Guignol inquiétant. Observateur plein d’humour comme ne l’est plus aucun cinéaste moraliste, Verhoeven s’amuse comme un gosse du constat de ce pathologique généralisé. Avec un humour abrasif et ce goût de l’excès qui lui sert de matière révélatrice, il nous montre des personnages qui tiennent debout grâce à un déni à toute épreuve (voir à ce sujet cette scène incroyable à la maternité).

Le film révèle d’ailleurs quelque chose de très beau, et qui vaut comme métaphore de la relation du réalisateur à son actrice. Il suffit de voir ce réveillon de Noël qu’organise Michelle chez elle, entourée de sa famille et de ses ennemis intimes, manigançant depuis la cuisine des plans démoniaques avec son amie (la merveilleuse Anne Consigny dont la présence nous donne le sentiment qu’on se trouve dans un remake dément d’Un conte de Noël de Desplechin) : chaque personnage, dont Verhoeven nous a précédemment et méticuleusement dépeint la névrose, est assis à côté de son partenaire. Tout le monde est en couple, et l’on comprend alors qu’une folie domestique est finalement comme une danse : il faut être deux. Ce n’est pas autre chose qui se dit dans ce viol qui finit par se retourner en rituel savamment chorégraphié, collaboration où chacun peut assouvir sa déviance. C’est la merveilleuse et mystérieuse réplique de Virginie Efira à la fin du film : « merci de lui avoir donné ce qu’il voulait. »

Par le truchement de cette déviance généralisée jusqu’à la farce, Elle inaugure (main dans la main à Cannes avec le film de Dumont) la possibilité d’un autre cinéma français, qui s’acheminerait vers une sorte de devenir aldrichien. On pense à ces cérémonies funéraires et carnavalesques qu’Aldrich organisa pour le cinéma américain, à ce duo complice qu’ils formèrent pendant deux films avec Bette Davis (Chut chut…chère Charlotte, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?) lui livrant son corps vieillissant. Grimée et déguisée, elle s’offrait, avec la complicité d’Aldrich, une seconde vie en forme d’accès de folie. C’est précisément ce qu’offre Verhoeven au cinéma français : l’occasion d’une dépravation salvatrice. Déjà là, chez Aldrich, il fallait des partenaires à Davis (Olivia de Havilland, Joan Crawford), un complice qui puisse alimenter, donner son aval à une folie particulière. On y pense forcément lors de cette dernière scène où Verhoeven décide de ne pas s’en tenir au titre de son film mais de le mettre au pluriel en concluant sur une scène d’amitié féminine : après une série de déboires, les deux amies se réconcilient dans un cimetière et s’en vont au loin parmi les tombes, telles deux sorcières rieuses encerclées par les morts.

12 COMMENTAIRES

  1. Pour le film chacun son avis mais concernant le « de la comédie française », c’est la coutume lorsque l’acteur/actrice appartient à la troupe « Comédie Française », qui est son employeur. C’est assez fréquent dans les films français.

  2. « C’est assez fréquent dans les films français. » –> C’est surtout obligatoire : une clause du contrat de sociétaire le prévoit expressément !

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