Des écrans

On sait la polémique enclenchée par la sélection cannoise de deux films produits par la chaîne de streaming Netflix : n’étant pas voués à sortir en salles, les professionnels se sont déchirés pour savoir si leur place dans la compétition officielle était légitime. C’est l’éternel serpent de mer de la définition du cinéma à partir de son lieu de diffusion originel. Un film produit pour des écrans domestiques relève-t-il encore du septième art ? À cette question, les dix premières minutes de projection, devant la presse, du film de Bong Joon Ho, ont donné le plus vibrant écho. D’abord quand un mélange de sifflets, de huées et d’applaudissements ont accompagné l’apparition au générique de Netflix. Ensuite, quand une partie de la salle (une partie seulement, ce qui interroge sur  les compétences des professionnels) a réalisé que la partie haute de l’écran restait masquée par un rideau récalcitrant. Pendant dix longues minutes, malgré la bronca secouant les travées de l’amphi Lumière, le format du film fut diffusé dans un scope coupé horizontalement. Puis, le projectionniste s’étant enfin réveillé, le rideau se releva découvrant un format 2.35 plus conventionnel. Avant de se refermer horizontalement sur un format 1.33 digne du cinéma primitif. Quand, enfin, les lumières s’éteignirent, ce fut pour découvrir une myriade de lumières projetées par les écrans de smartphone perçant l’obscurité de la salle. Et, devant chacun de ces petits écrans, le regard des spectateurs. Pas de doute, le festival de Cannes est aussi désormais la représentation de tous les écrans possibles.  Avis aux professionnels de la profession.
GO

Une grosse peluche

Il en fallait plus que ces quelques obstacles pour contrarier les premiers pas d’Okja, oeuvre à la fois modeste et éblouissante, à laquelle quelques plans suffisent pour réaffirmer la puissance d’étourdissement du prodige coréen. Depuis leur naissance, une petite fille et un gros pachyderme savourent leur complicité à l’ombre d’une forêt. Mais leur quotidien fait d’étreintes et d’émerveillement bascule soudainement dans l’horreur au moment où une compagnie agro-alimentaire s’empare de la créature pour la promettre à l’abattoir. S’en suit une série de péripéties égarant progressivement ce conte édifiant dans la complexité d’une intrigue qui se déplie dans tous les sens, chaque grain de sable venant progressivement enrayer la mécanique des évidences. Les coutures du blockbuster vegan cèdent ainsi point par point sous la pression des revendications de ses différents personnages (industriels, activistes et figures médiatiques à l’outrance cartoonesque), la culpabilité de tous finissant par dessiner l’innocence de chacun – et inversement. Si l’ensemble perd un brin en magie à mesure que le cinéaste étale son savoir faire (un savoir faire qu’on commence à bien connaître, et donc à anticiper), il y a quelque chose de très surprenant à voir le film brusquement tourner le dos à tous ses engagements militants, pour mieux se réfugier derrière la détermination brutale et innocente de son héroïne. Un geste déceptif, inabouti, mais précieux, lequel devrait au fil des jours trouver une résonance idéale chez le spectateur cannois, bientôt soumis à une cacophonie de fictions dont il peinera à dégager des émotions aussi belles, aussi franches, aussi amères surtout, que celle de cette petite fille prête à tout, même à négocier avec le mal, pour finir sa vie dans les bras réconfortants de sa peluche.
LB

De belles vaches

C’est peu dire qu’on ne goûtait guère jusqu’à présent les orgues cinématographiques du hongrois Kornél Mundruczó. Son précédent film, White God, avait cependant donné le sentiment que le réalisateur cherchait à tailler les boutures de son sordidisme pompier avec la lame de la série B. Fusion largement ratée, tant l’allégorie politique suintait épais à travers la fausse modestie du film de genre. Mais Mundruczó semble avoir trouvé sa formule, au point de la réitérer en version super-lourd. Jupiter’s Moon croise ainsi la figure du super-héros avec les images de migrants bloqués par la police hongroise qui ont nourri les chaînes d’information. Idée recevable sur le papier (c’est après tout l’ordinaire du genre que d’aborder des questions politiques contemporaines sous forme allégorique) mais qui, placée entre les pattes de Mundruczó, vire à un redoutable étalage de bêtise, montée au beurre par ses talents d’imagier. Plans séquences sidérants, lumière glauque (vert pâle ou mordorée), imagerie christique : en voulant se placer dans les traces de Cuaron filmant sa dystopie Les fils de l’homme, Mundruczó révèle en négatif qu’il n’a, lui, pas une seule idée de cinéaste. Qu’à partir d’ingrédients sommaires (la rencontre rédemptrice entre un médecin renégat et un jeune migrant se découvrant le pouvoir de voler), le hongrois bloque sur les mêmes images  de lévitation, de regards levés vers le ciel et d’une martyrologie angélique qu’annoncent systématiquement des coulis de violonnades. Ce ne serait que niais s’il n’y avait en plus ce goût, derrière un idéal d’opalescence séraphique, pour des bonheurs plus lestes, comme celui de s’attarder sur les fesses charnues des femmes. Le film les regarde ainsi paître comme de belles vaches, pendant que les hommes s’inquiètent de la nature de la vie et de l’existence du mal. Après avoir hésité entre devenir Tarkovski ou Carpenter, Mundruczó se révèle donc plutôt comme le Max Pécas du cinéma métaphysique.
GO

Un visage

Transmettre un peu, beaucoup, du plaisir qu’il y à regarder un corps, examiner doucement la géographie d’un visage, d’une main, pister sur ces reliefs le trajet d’une émotion, bref: regarder un acteur. C’est l’évidence et c’est pourtant rare. Après deux films (Loveless, Wonderstruck) dont les acteurs sont, pour des raisons différentes, regardés comme des meubles, Un beau soleil intérieur a fait à cet égard l’effet d’une épiphanie. Et d’une grosse surprise, je le disais hier, mais pas tant pour cette raison-là. Parce que la filmographie de Claire Denis a fait depuis longtemps son principe de ce cinéma du corps, comme on dit dans les facs de cinéma. C’est sa qualité indéniable, quoique un peu isolée dans un style (océanique, raffiné, vaguement ennuyeux à l’occasion) qui avait fini par devenir dangereusement ronronnant. Surprise immédiate, donc, devant le tempo enlevé et la force comique de ce petit film tourné dans l’attente d’un project plus coûteux (un film de SF), et entièrement conçu comme une exercice de fascination pour son actrice – Juliette Binoche, parfaitement géniale. Stupeur, surtout, de voir la platitude hoqueteuse et généralement consternante du style de Christine Angot (qui a co-écrit le film) miraculeusement convertie en une efficace anatomie des ratés, cocasses et désolants, du discours amoureux – les Fragments de Barthes constituent une très lointaine inspiration du film. Binoche joue Juliette, qui se désole, à cinquante ans passés, d’une vie amoureuse plutôt erratique. Le film enchaîne sur un rythme presque boulevardier les rencontres avec les prétendants, amants d’un jour ou d’un mois, ex-concubins et futur conquêtes, représentants diversement pathétiques de la gent masculine mais tous désespérément désirés par Juliette, liquéfiée par son envie de se caser. Cette fébrilité, cette inquiétude de Juliette balancée sans fin de déceptions en empêchements, est le sujet du film, qui y trouve matière à explorer assidûment le registre de jeu de Binoche. Soit, pour l’essentiel, une manière de redessiner les traits de son visage en un claquement de doigt, sous le coup d’une émotion subite, larmes qui montent comme une fusée, rire boulet de canon. La belle intuition de Claire Denis ici est d’en avoir saisi tout le potentiel burlesque: sans jamais sous-estimer le désespoir de son héroïne, elle la filme comme un personnage de cartoon sentimental – il faut voir notamment les scènes hilarantes entre Juliette et le personnage de Duvauchelle, tous deux empêchés par une hystérie en miroir qui transforme leurs jeux de séduction en happening comique et interminable. Cette façon d’étirer les scènes au-delà du raisonnable, en les indexant sur la peur panique de conclure une conversation, est l’autre vraie trouvaille du film, culminant avec l’apparition tardive de Depardieu pour un bouquet final vraiment jouissif
JM

Un work-in-progress-in-progress

Les Fantômes d’Ismaël avec Mathieu Amalric, en ouverture du festival, mercredi ; Barbara avec Mathieu Amalric, en ouverture d’Un Certain Regard, le lendemain. Curieux choix, de la part de Thierry Frémaux, et étrange expérience, pour le spectateur, qui voit l’alter ego d’Arnaud Desplechin ouvrir deux fois le festival, glisser d’un film à l’autre pour jouer à peu près le même rôle (celui d’un réalisateur) et nous dire à peu près la même chose (que les réalisateurs sont devenus fous, qu’ils ne savent plus ce qu’ils font, qu’ils se laissent emporter par leurs films plutôt qu’ils ne les orchestrent). Deux films d’ouverture et de mise en abime donc, révélant les coulisses du cinéma pour concéder que ces coulisses n’ont plus rien à nous révéler, aucune vérité, mais nous donnent en revanche accès à un nouveaux labyrinthe, par où les fictions s’échappent pour mieux se disperser. Ici, un cinéaste ambitionne de réaliser un biopic sur Barbara, mais le sujet de ce biopic se répand des deux côtés de la caméra : « Vous faites un film sur Barbara, ou un film sur vous ? » demande Jeanne Balibar, censée incarner la chanteuse. « C’est pareil », répond Amalric. D’où un portrait à visages multiples et diffractés (celui de Barbara, celui de Balibar, celui d’Amalric – car, pour compliquer la chose, l’acteur réalise aussi le film), un portrait qui, d’une séquence à une autre, parasite les réalités, multipliant les raccords insensés entre les différentes registres de fiction (suit-on Barbara ? Suit-on Balibar ? Suit-on Balibar qui répète Barbara ? Suit-on Amalric filmant Balibar en train de répéter Barbara ?). Comme dans Les Fantômes d’Ismaël, ces lignes de récits éparses s’emmêlent pour former un seul et même tourbillon romanesque. Mais comme dans Les Fantômes d’Ismaël, il nous manque des morceaux de péripéties pour pouvoir recoller les morceaux. À force d’expérimentations sur elles-mêmes, on a l’impression que ces oeuvres se trouvent bloquées dans un mouvement perpétuel, empêchant délibérément leur achèvement. Elles semblent même trouver un main plaisir à prolonger le trouble du work in progress : Desplechin, et son affaire toujours irrésolue des deux versions ; Balibar, rejouant tel quel sur la Croisette son numéro de créature hors-du-réel. Il est encore trop tôt pour savoir s’il faut se réjouir de ce brouillage incessant des frontières (le film d’Amalric est gracieux dans sa folie, il est aussi un peu indigeste), reste que celui-ci trouve à l’occasion du festival, où les films paradent dans les rues et font mine d’être à la disposition de tous, un terrain de jeu parfaitement approprié.
LB

Chronic’art recrute, saison 3

Performance éblouissante de Julien, qui fait un sans faute: 100% de compatibilité. #Libénotdead

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