Dernier spécimen de la frénésie de suites qui s’est emparée d’Hollywood, Blade Runner 2049 souffre d’emblée de pointer trop tard au bureau des futurologies. Trop tard, puisque nous touchons enfin l’époque que le film de Ridley Scott avait cru prophétiser, et que notre cauchemar ne s’est pas révélé être le sien. Quel futur pouvait alors imaginer la suite de son film ? Celui de son univers, ou celui du nôtre ? Dans les deux cas, une trahison s’imposait. Denis Villeneuve, aux commandes de ce nouveau projet (Ridley Scott se contentant du titre de producteur) a tranché : il ignore notre époque pour mieux coller aux visions du film d’origine. Au risque de n’avoir rien à dire sur notre temps.

Film d’origine, mais pas tout à fait original, faut-il préciser. La nostalgie générationnelle enroulée autour du long-métrage de Scott voudrait faire oublier les impasses maniéristes sur lesquelles il est allé suavement buter. Blade Runner revisitait  ainsi des genres et des images préexistantes en greffant la SF expressionniste et abstraite (Metropolis, 2001) au film noir des années 40. Cette opération nécrophile reprenait des plans qu’elle apprêtait comme des peaux mortes sur son autel, en les étirant pour mieux les enluminer. Le film pouvait, in fine, se résorber en un livre d’images propageant leur propre culte aux dépends des cascades dialectiques du roman de Philip K. Dick dont il tirait son argument. Les multiples versions du film qui se sont étagées sur une vingtaine d’années ont bien tenté d’inoculer le vertige du sens à ces beautés en surface, mais cela s’est résumé au genre de mystère artificiel agitant une fausse profondeur. Car, que le personnage principal soit ou non une machine lui-même, ne changeait pas grand chose au fond ténu de l’affaire, réglé dès les premières séquences : le vivant s’extraie du mécanique par la conscience de sa mortalité.

Reste que la manière qu’a eue Scott de donner une âme à son film valait comme symptôme. Les multiples versions élaborées par la suite n’ont ainsi jamais fait autre chose que de faire place nette aux images (suppression de la voix off) afin d’en insérer une nouvelle : le motif d’une licorne agissant comme un fétiche supplémentaire dans ce grand et beau cadavre poudré. Blade Runner est moins une dystopie fouillant la question de l’humanité qu’un film obsédé par le regard comme principe de l’existence. Aussi sa mise en scène se focalisait sur un enjeu décisif où se niche une bonne part de la carrière de Ridley Scott: faire de la lumière une texture. Et, pour cela, la filmer comme un élément de propagation de la matière. Ce qui, en passant, est exactement le Graal de jeux videos à l’esthétique hyperréaliste. Autrement dit, ce que le film de Scott annonçait était moins le futur du réel que celui des images. Avec cette nuance, cependant, que le premier était déjà contaminé par le régime des secondes.   

Dans les années quatre-vingt, cette esthétique s’appuyait donc sur une circulation de la lumière à travers des jets de fumée et des rideaux de pluie. Trente-cinq ans plus tard, Villeneuve en reprend le principe en modifiant ses motifs : son film est un compendium de brume et de poussière qui bouche autant qu’il porte la lumière du chef opérateur Roger Deakins. Et aux façades de verre et d’acier scintillant dans les bleus obscurs du premier film, il substitue un univers de béton et de surfaces blêmes. D’une esthétique du miroir, il passe à celle d’une vitre opaque. Rien de nouveau au vu de ses films précédents qui reconduisaient déjà une obsession pour la nébulosité des images. La meilleure part de Premier contact tenait à une paroi en verre. L’enjeu de Sicario était une affaire de regard : déchirer le sac plastique voilant les cadavres pour découvrir la boucherie sanglante dans laquelle fumait l’empire américain. Villeneuve a des manies, comme grever le fond laiteux et monochrome de ses images de touches de couleurs chaudes, allant du rouge au jaune. A chaque fois, il lui faut tenter de cerner des formes qui ne se devinent qu’à travers l’opacité d’une vitre. Blade Runner 2049 est donc la suite logique du film de Ridley Scott : une traque de la vision, mais en faisant mine, cette fois-ci, de lui trouver une origine.

C’est sur cette origine que s’articule tout le récit de ce sequel. Ryan Gosling joue K, un chasseur d’androïdes, comme l’était trente ans auparavant Rick Deckard, le personnage du blade runner interprété par Harrison Ford. Au mystère du film de Scott, Villeneuve répond d’emblée par une évidence : K est un androïde, que l’interprétation de Gosling semble arracher au Drive de Winding Refn : un être aux affects étouffés dans sa fusion avec la machine. Et qui se cherche une âme. La découverte d’un élément inédit au cours d’une de ses missions (attestant la possibilité d’un « miracle » comme le déclare un réplicant) lui fournit alors le prétexte de cette quête.

Que la découverte en question soit une trace fossile n’est pas anodin. Car le film de Villeneuve n’est pas une simple variation sur Blade Runner, comme le serait le travail d’Abrams avec Star Wars. Une de ses très belles idées est d’en réintégrer les éléments sous forme d’archives, mais uniquement sonores. Cette suite se présente ainsi comme une fouille du film précédent, en oblitérant soigneusement ses images. Manière d’ignorer le maniérisme du premier film, composé lui-même d’autres plans prélevés dans la mythologie cinématographique, pour mieux l’envisager comme la retranscription analogique d’un morceau de réalité. L’enquête de K ne peut dont se poursuivre qu’au prix d’un artifice : là où le passé n’était déjà qu’un tissus d’images sans fond, le film de Villeneuve lui donne une assise sensible. Ce faisant, il s’invente une butée qui n’a jamais existé, à même de produire l’origine de toutes les reproductions ultérieures.

Cette invention d’une naissance, c’est au fond exactement celle qu’avait su filmer Spielberg dans AI. Et, de l’avoir affrontée directement, il en tirait un intense mélodrame dont les montagnes russes émotionnelles paraissent à des coudées au-dessus de la plaine gelée qu’est le film de Villeneuve. Cela tient, encore une fois, à un problème de date : Blade Runner 2049 vient trop tard pour prétendre ajouter quoi que ce soit sur le sujet. Mais ce n’est pas le sien, pas plus que ce n’était celui du film de Scott. Le futur qu’il présente est celui des représentations, et de ce qu’elles valent dans nos vies. C’est dans ce registre qu’il forme ses scènes les plus saillantes, assumant enfin l’idée sous-jacente qui le tient : les androïdes sont des corps conscients comme les autres, mais que valent les images ? 

Que Villeneuve soit partiellement lucide sur le sujet qui anime son film, plusieurs scènes pourraient en attester. Dont une, très belle, qui se présente comme un glissement d’images en quête d’incarnation, rejouant l’Evangile selon Saint-Jean dans le régime du visible : « Au commencement, le verbe s’est fait chair ». La scène ira, plus loin, trouver son épilogue sur une passerelle, dans un des rares moments émotionnels du film, filmant une défaite amoureuse comme ce qu’elle tend à devenir à notre époque : une fuite dans l’image pure de la pornographie.

Mais le film tient surtout par ce qui semble échapper à ses auteurs, comme si les obsessions plastiques de Villeneuve avaient fini par trouver leur assise existentielle. Ce goût immodéré pour l’opacité de l’image, pour la fusion du voile et de la transparence constitue aussi l’aveu d’un échec. Il y a, chez Villeneuve, comme dans l’univers du film, une impossibilité à toucher directement les formes et les figures qu’il enregistre. Plus les choses sont montrées, moins elles semblent atteignables. La tension sans résolution dont Villeneuve s’est fait le spécialiste tient en grande partie à ce paradoxe que ses images voient toujours leur réalité récusable, et qu’il faut lutter sans répit pour retrouver la chair du réel.

Blade Runner 2049 vient donc autant formaliser les contradictions de la filmographie hollywoodienne de Villeneuve qu’il tente de ramasser deux décennies d’imaginaire sur les nouvelles images. Raison probable de ses longueurs et de ses phases d’atonie, avec ce paradoxe de venir en bout de course de ce qui se présentait comme un discours critique sur le virtuel. En manifestant l’épuisement d’une forme, il devient le signe de son extinction. C’est le début d’un nouvel académisme, dont le cinéaste canadien est probablement aujourd’hui le représentant idéal.

On aurait cependant tort ne pas s’intéresser au vide dans lequel le film se fond.  D’abord parce que ce vide est celui des images, et qu’il est donc bien son sujet. Ensuite, parce que Blade Runner 2049 finit par retrouver une des composantes essentielles du roman de Philip K Dick. Dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, la motivation du héros pour liquider des réplicants tenait à son souhait de s’acheter un vrai mouton avec la prime gagnée. De toucher de la chair. Et, à sa façon, tout le film de Villeneuve est une aventure du sensible. Sentir des abeilles sur sa main, caresser une peau, retrouver un corps. Sauf que, sans le savoir, l’esthétique maladive de Villeneuve a conduit son film là où il devait aller : une dernière vitre interdisant la rencontre des chairs. Ironie intensément mélancolique de ce film : l’image a gagné, là où on prétendait la faire rompre dans le monde sensible.