De Denis Villeneuve, on avait retenu jusqu’ici les ambitions fincheriennes mal dégrossies, sensibles dans son goût affirmé pour les atmosphères oppressantes et les intrigues emberlificotées, brandies par une série de thrillers de prestige au regard vif mais aux idées lourdes (Incendies, Prisoners, Enemy). S’il y avait de quoi se lamenter de le voir s’égarer dans cette trajectoire roublarde pleine de circonvolutions fumeuses, un talent sûr et racé se signalait néanmoins, qui n’attendait qu’un zeste de simplicité pour révéler sa pleine mesure. La première qualité de Sicario est justement d’affranchir le cinéaste canadien de toutes ces machinations scénaristiques inutilement complexes. Ici, Villeneuve se met enfin à découvert, en accompagnant la ligne droite d’un récit de polar classique, horizontal et rudimentaire : le film suit le parcours de Kate Mercer (Emily Blunt), chef de troupe pour le FBI qui incorpore un groupe d’intervention anti-cartels, spécialisé dans les opérations coup de poing et les méthodes hors-manuel. L’objectif de ce commando à la lisière de l’illégalité est simple et assumé : combattre le mal par le mal.

D’où un récit qui se plaira à naviguer dans la twilight zone des juridictions mexicaine et américaine, gigantesque fournaise où tout semble permis et où personne ne se gêne. En cartographiant ce territoire à coups de travellings aériens sidérés (on croirait entrer dans le Mordor de Tolkien), Villeneuve n’y va certes pas de main morte, mais c’est pour mieux faire couler dans ce polar hyper-documenté un venin archaïque et quasi-mythologique. C’est l’occasion, pour le réalisateur de Prisoners, de faire ce qu’il sait faire de mieux. Soit : maintenir vaille que vaille la tête de son récit sous l’eau, en augmentant la pression sans jamais atteindre l’explosion. Sicario est moins un film d’action que de vibrations, une suite de trajectoires scandées par des secousses et des soubresauts (sommet : la séquence d’extraction de Juarez, tout en infra-basses et en intensité retenue). Sans un centimètre de génie mais avec un savoir-faire transparent et quelques intuitions impeccables, Villeneuve fait se répandre son récit au son d’une note lourde et monotone, trimbalant son amazone d’une zone de turbulences à l’autre, pour la déposer finalement aux portes de la nuit.

C’est que, dans les arcanes de cette lutte trouble entre bien et mal, se joue un combat entre mâles alpha qui trouvera en la féminité de l’héroïne sa première victime : “Vous n’êtes pas un loup, lui explique-t-on. Et c’est devenu le territoire des loups”. La guerre anti-gangs aurait pu, dès lors, se doubler d’une prévisible guerre des sexes, si le film ne figurait un état du mal et de la violence au-delà duquel le féminin paraît ne plus avoir sa place. Depuis les balourds Polytechnique et Incendies, c’est un sujet qui obsède Villeneuve. Pas tant : l’histoire de femmes qui ne seraient pas à la hauteur d’un monde d’hommes. Plutôt : l’histoire de femmes vouées à l’effacement, une fois dressée sur leur route l’obstacle d’une masculinité aussi sauvage que désemparée.

Car chez Villeneuve, tout homme est un monstre qui s’ignore : Prisoners n’auscultait rien d’autre que la mutation sans retour d’un gentil patriarche en barbare, suite au kidnapping de sa fille. Portrait que Sicario prolonge idéalement, avec la figure d’un ancien procureur sud-américain (Benicio Del Toro), reconverti en ange exterminateur après que les cartels ont décimé sa famille. Le film se désolidarise ainsi ponctuellement de la trajectoire de Kate pour fureter avec ce bras-droit rigide et ombrageux, qui trouve dans cette lutte contre les narco-trafiquants une simple passerelle pour sa revanche. Cernée par la testostérone gaillarde de Brolin et la sauvagerie placide de Del Toro, Emily Blunt oppose cet impeccable maillage de concentration et d’inquiétude qui — depuis Looper et Edge Of Tomorrow — fait d’elle une parfaite héroïne surmenée.

Aucune faiblesse ne sera d’ailleurs accordée à son personnage : chaque séquence la piétine, lui roule dessus. À ce titre, on pourrait reprocher à Villeneuve de parfois mal cacher son plaisir à dissoudre tous ses archétypes sexuels dans l’acide anthracite de son univers. Reste qu’en documentant cette dissolution de la femme au milieu d’un empire du mâle, le cinéaste parvient enfin à tramer son nihilisme patapouf au fil d’une belle ligne claire. Jamais son filmage n’avait paru si efficace : tout y est parfaitement limpide, et en même temps suspendu à un état de désorientation constant – la fusillade finale, réduite à quelques coups de feu dans les boyaux d’une galerie souterraine.

Au rugueux programme d’acharnement auquel se soumet cette descente aux enfers, la mise en scène dévoile donc peu à peu un envers plus subtil, sous la forme d’une sorte de traité de la stupéfaction : toute la beauté de Sicario consiste ainsi à calibrer son pouls sur le ressenti hagard de sa guerrière bafouée, broyée de partout, manipulée par tous, condamnée à s’étonner d’une barbarie qui ne semble envisager ni apaisement ni arbitrage. Plusieurs fois, la caméra détourne son attention de l’action pour s’en remettre entièrement à ce visage progressivement englouti par la terreur et la résignation, et dans les yeux duquel se dessine, avec une clarté enfin convaincante, l’élémentaire vérité dont ne semble pas vouloir démordre Villeneuve : le mal existe, c’est comme ça – il s’agit juste d’en délimiter le territoire, et de s’en tenir aussi loin que possible.