Stones Throw ressuscite l’une des scènes les plus moquées du hip-hop des années 1980 : l’electro-funk de Los Angeles, en la personne du NWA que tout le monde a oublié, KR Nazel alias The Arabian Prince, sa coiffure humide, sa poignée de maxis, sa carrière improbable, des marges de Hollywood au gangsta-rap naissant, et retour. Portrait du moins légendaire des Niggaz Wit Attitude.

Something 2 dance 2. Le 13e et dernier morceau de Straight outta compton. Le Within without you des NWA. Le titre que la plupart des gens sautent ; le vilain petit canard de l’album ; le morceau du type dont on oublie toujours qu’il fit un jour partie du groupe, et qui a disparu ensuite : Arabian Prince, le sixième NWA, et certainement le moins « Wit attitude » de la bande. Et pour la plupart des amateurs de rap, ce morceau ultra-rapide, ultra-synthétique, ultra-daté est tout ce qu’aura laissé Kim R. Nazel, ce « Prince Arabe » devenu Négro en Colère pendant quelques années, par les hasards des rencontres dans la petite scène funk-rap de Los Angeles dans les années 1980. Stones Throw tente de démontrer le contraire avec Innovative life, une nouvelle compilation des principaux morceaux produits par Arabian Prince entre 1984 et 1989, augmentée d’un consistant livret bio-discographique sur l’étonnant parcours de ce Pete Best du gangsta-rap à l’incroyable trajectoire qui le vit, enfant, grandir dans les marges de la blaxploitation, puis se retrouver à 22 ans membre du Groupe Le Plus Dangereux d’Amérique®, avant de revenir à Hollywood, mais cette fois-ci dans le coeur même de l’industrie du rêve – les studios d’effets spéciaux et d’animation 3D.

La vie d’Arabian Prince est en effet aussi étonnante que sa carrière musicale. Son père écrivait des romans pulp à l’époque de Superfly pour Holloway House, le légendaire éditeur du maquereau littéraire Iceberg Slim dont il fut semble-t-il l’un des nègres ; il fut également l’auteur de The Black gestapo, dont l’adaptation à l’écran deviendra un classique de la cinématographie bis tendance funky, avec ses nervis tout de cuir vêtus modelés sur les Black Panthers dégénérés du Huey Newton sous coke du milieu des seventies. Et trente ans plus tard, lorsque Nazel décidera d’abandonner le monde de la musique, il ne se reconvertit pas dans la pornographie, comme son ex-camarade Dj Yella, mais dans les images de synthèse et les effets spéciaux, se retrouvant au générique de productions telles que Independance day, Contact ou la Famille Addams (dont il anima « la Main »). Pour beaucoup, rien d’autre que cette trajectoire improbable ne justifierait que l’on se souvienne d’Arabian Prince ; et surtout pas sa musique. Sa musique : quelques dizaines de titres jetés sur une poignée de labels indépendants du LA funky de la deuxième moitié des années 1980. C’est-à-dire à la pire des périodes musicales de la ville, pour le pire de ses styles musicaux : cet electro-funk joué par des jeunes noirs en survêtements fluos et Jheri-curls humides qui constitua la matrice honteuse du premier gangsta-rap West Coast – celui des NWA, donc, mais aussi des Compton’s Most Wanted, d’Ice-T, des Boo-Yaa Tribe ou de Low Profile.

Au commencement était l’Uncle Jamm’s Army, un collectif de Djs qui domina la (toute petite) scène nocturne des quartiers noirs de LA pendant presque dix ans, jusqu’au milieu des années 1980. Leur son évolua d’un mélange de disco moite et de P-Funk à ces variations sans cesse renouvelées autour des syncopes rapides et des halètements sensuels du Tour de France de Kraftwerk. The Egyptian Lover était l’empereur cheap de ce style qui retournait l’homo-érotisme ahanant de Ralf Und Florian en une célébration vocodérisée de la jouissance straight. Et c’est parce qu’il le secondait souvent aux platines que KR Nazel gagna son nom de scène : Egyptian Lover était l’empereur de l’electro-funk, Nazel en serait le prince – The Arabian Prince. Avec ou sans ses Sheiks, Arabian Prince n’arriva jamais à la concision vulgaire et sidérante d’efficacité des premiers morceaux de The Egyptian Lover – dont les basses se réverbérèrent jusqu’en Europe, et qui lui permettent encore, vingt-cinq ans plus tard, de faire bouger des danseurs en Floride ou en Allemagne qui pour la plupart n’étaient pas nés lorsqu’il enregistra Egypt Egypt.

Arabian Prince, lui, en fait toujours trop : ses raps ont cette mollesse comique caractéristique des débuts du genre à LA, ne choisissant jamais entre le talk-over lascif à la Prince et les battle-rhymes des pionniers new-yorkais ; son parti-pris tout électronique est ruiné par l’apparition intempestive de guitares FM (ou du bruit de la mer sur Let’s hit the beach) ; ses textes oscillent entre le prosaïque (« Je crois qu’elle sait c’que’j’veux », avoue-t-il platement sur Take you home girl) et le redondant (il aime ainsi introduire ses breaks d’un « Breakdown ! » retentissant, et dialogue fréquemment avec ses beats, comme sur Let’s hit the beach), voire le carrément ridicule, que souligne encore (malgré elles) les bienveillantes notes de pochette d’Amin Eshaker : il est en effet difficile de croire sérieusement que les voix déformées et les beats cavalant de Panic zone sont un complément crédible à Dope man et 8-ball, les deux autres titres qui accompagnaient ce maxi des tous jeunes NWA. Et Arabian Prince est probablement le seul musicien à avoir osé intituler Innovator un morceau qui est en réalité la copie d’un plagiat – en l’occurrence, un décalque des variations kraftwerkienne de son mentor Egyptian Lover – ; et même à le recopier une deuxième fois, avec Innovative life. Ecouter ce disque, c’est regarder une expérience artistique en train de foirer : mauvais timing, mauvais costumes, mauvaise coiffure (il suffit de regarder les photos du livret pour s’en convaincre), mauvais choix de carrière (The Arabian Prince quittera le navire NWA à la veille de l’explosion médiatique et commerciale du groupe, et il ne parvint jamais à retrouver la petite notoriété personnelle qu’il avait avant de rejoindre Eazy-E). Et pourtant, ces morceaux ont eu une descendance. Une influence. Ils ne sont pas uniquement le témoignage d’une période charnière, mal connue et mal aimée, dans la musique de L.A. Mal fichus, mal rappés, mal produits, ils ont ce goût vulgaire de l’exploitation, des boîtes de province, du fric vite gagné. Avec leur cavalcade de percussions grêles, leurs refrains poisseux, leurs paroles vides, ils se dansent sans arrière-pensée, ils se collent dans la mémoire comme un vieux chewing-gum plus qu’ils ne se retiennent, ils ont ce goût vaguement honteux du toc qui s’assume comme tel – comme ces parodies pétomaniaques qu’Arabian Prince produisait par ailleurs pour Bobby Jimmy & The Critters en même temps qu’il sortait It ain’t tough ou Situation hot.

C’est là, dans les clubs du Dirty South ou du Nord de l’Europe, ces banlieues méprisées de la musique occidentale, que ces morceaux ont survécu. Qu’ils ont enfanté à leur tour d’autres monstres saturés de basses, de beats trépidants, de frustration sexuelle. Il faut se souvenir ainsi qu’un autre groupe fréquentait les mêmes studios qu’Arabian Prince, dans les années 1984-1989, et faisait la même musique que lui, avant de se relocaliser à Miami : les 2 Live Crew d’avant Luke Skyywalker. Et c’est là où cette compilation prend véritablement son sens : il serait vain d’y retrouver la genèse des NWA – et plus encore du G-Funk de Dr. Dre, pourtant présent derrière la console sur plusieurs titres ici réunis. Ce que contiennent en germe ces morceaux, qui jouaient encore à Kraftwerk en 1989 (Professor X) alors que tout le monde était passé à James Brown, c’est la bande-son tonitruante des strip-clubs du Sud, ce sont les syncopes brutales de la techno flamande du début des années 1990, c’est la simplicité vulgaire de la Club Music de Baltimore ou de la Ghettotech de Detroit. Et l’emballage classieux de Stones Throw, avec son livret plein de photos, de références, de notes en bas de page, devient presque gênant pour ces morceaux qui ne s’apprécient vraiment que sur des CDs au livret sur un feuillet, sans crédits ni précisions, sortis en général par des distributeurs italiens ou allemands qui les déguisent en albums de Dr. Dre (The Chronic 2002, 2003, 2004, 2005, etc.) et les écoulent au kilomètre dans les solderies digitales d’Europe. Mais si Jeff Koons peut aller au Château de Versailles, Arabian Prince méritait bien une anthologie Stones Throw – même s’il est regrettable de ne pas y retrouver ses deux meilleurs titres : ce Something 2 dance 2 si raillé en son temps et qui, réécouté vingt ans plus tard, s’apprécie comme un curieux croisement de house et d’electro (mais qui n’a effectivement rien à faire sur Straight outta compton), et le Supersonic des JJ Fad, ces Salt’n’Pepa à petit budget de Ruthless Records, qu’il produisit avec Dre et pour lequel il faillit obtenir un Grammy. KR Nazel n’est définitivement pas fait pour avoir une carrière à succès dans la musique.

Arabian Prince – Innovative life / The Anthology 1984-1989 (Stones Throw 2008)