« C’est dur d’être aimé par des cons ». Ainsi soupire le Prophète dans la bulle, tandis que finissant de mettre au point sa Une du 8 février 2006, la rédaction de Charlie Hebdo veille à la légende – « Mahomet débordé par les intégristes » – et pour prévenir tout détournement malveillant, s’assure aussi qu’une partie du lettrage déborde sur le dessin de Cabu. Rappel des faits : en février 2006, Charlie publie les douze caricatures initialement parues dans le journal danois Jyllans-Posten (en septembre 2005) – comme vient de le faire France Soir et s’apprête à le faire L’Express. Le Conseil français du culte musulman saisit la justice et intente un procès à Charlie (tandis qu’il y a des retours de bâton internes à France Soir et à L’Express, mais pas de procès). Daniel Leconte, journaliste et réalisateur de films diffusés à la télévision (sur Boris Eltsine, Fidel Castro, Klaus Barbie…), apporte son soutien à Charlie dans les pages « Rebonds » de Libération, prend sa caméra Sony PD 150 et commence à tourner un film sur le volet français de cette « affaire des caricatures » (une « auto-production » bientôt rejointe par Canal + Cinéma).

Daniel Leconte restitue les faits, le contexte politique (plutôt parisien), les prises de position des acteurs du moment (intellectuels, politiques, religieux, journalistes, légistes, etc.) sur la liberté de la presse, le rôle de la caricature, la place de la religion, la menace de l’intégrisme. C’est dur d’être aimé par des cons est cependant le récit d’une victoire sans combat.

Raison pratique : ne pouvant filmer l’audience, Leconte fait défiler après-coup les principaux témoins assis en studio sur fond noir, pour les faire parler, et explique avoir demandé les transcriptions des débats « afin de remettre [ses] interlocuteurs en situation au moment du tournage ». Cette « reconstitution » a le mérite de faire revivre le procès : dramaturgie, coups de théâtre, anecdotes. Pourtant son issue, connue (le combat déjà gagné de Charlie), auréole de gloire l’épisode déjà devenu légende : grand moment exemplaire où les troupes en rangs serrés avancent de concert, rejouant leur rôle avec l’assurance des vainqueurs. L’inquiétude qui flottait alors, formulée par Elizabeth Badinter venue témoigner (« Il peut arriver malheur, maintenant on le sait »), paraît n’être plus qu’un mauvais souvenir.

Autre raison pour laquelle C’est dur d’être aimé par des cons donne l’impression de raconter une victoire sans le combat : le déséquilibre, réel, entre les parties, est relayé et renforcé par le film. Du côté de l’accusation : Philippe Val voulant « une bonne tenue intellectuelle » au procès, Maître Kiejman voulant faire de celui-ci « un grand débat de société » et assurant la défense en conséquence. Du côté des plaignants : le Docteur Boubakeur reconnaissant qu’il ne veut pas du procès, des témoins peu nombreux s’exprimant sans convaincre. Leconte n’a pas souhaité rééquilibrer les forces en présence : les plaignants font piètre figure tandis que les accusés sortent le grand jeu et s’en tirent par le haut. Les premiers ont l’air con, les seconds intelligent. La portée militante du film, qui reste dans le circuit fermé des habitus et des armes partagés par principe, s’en trouve amoindrie. « Ils ne savent pas rire parce qu’ils sont cons », c’est un peu, pour caricaturer, ce que pense tout ce monde – et on peut partager cette pensée. Mais en ratant l’adversaire – les « cons » ? -, on peut se demander si le film ne rate pas sa cible. Dans un documentaire, une fiction, un débat d’idées, se faire l’avocat de l’ennemi, n’est-ce pas le nerf de la guerre ? Les grandes causes sont rarement bien défendues quand elles sont défendues par des belles âmes.

Les séquences de la salle des pas perdus au Palais, explosions de démocratie directe, foire d’empoignes à l’emporte pièce où chacun y va de son opinion au mépris de l’argumentation, de la raison, de l’écoute du prochain, combats de sourds pour lesquels les dénominateurs ne sont pas communs, sont à peine un contrepoids chaotique et inquiétant au Juste et au Bien. Plus présent, mieux articulé au reste, ce magma aurait peut-être eu l’avantage de rappeler la valeur et la difficulté de l’argumentation rationnelle. Si Leconte avait mis la raison en péril, il aurait probablement milité en sa faveur avec plus de pugnacité.