Après le succès, en 1997, de « Reprise », documentaire sur les anciens employés de l’usine Wonder, Hervé Le Roux nous revient avec On appelle ça… le printemps, comédie parfois chantée et souvent enchanteresse dans la droite ligne de son premier long métrage, le très beau « Grand bonheur ». Entretien avec cet ancien journaliste des « Cahiers du cinéma », au cours duquel sont évoqués les femmes vengeresses, « Les Trois petits cochons » et le souvenir de Serge Daney.

Chronic’art : Est-ce que documentariste et réalisateur de fictions sont deux métiers différents ?

Hervé Le Roux : Ce n’est pas le même travail, ne serait-ce qu’au niveau de la taille des équipes. Un documentaire se fait à trois ou quatre, alors qu’une fiction, c’est un groupe de vingt à trente personnes, sans compter les comédiens. Sur mes deux expériences documentaires en long (Reprise) et en court métrage (Sortis d’usine), il y avait une personne à l’image, une au son et moi. C’est le même principe que jouer dans un trio, en musique, et passer à un orchestre symphonique. Ca reste le même travail, on se pose les mêmes questions sur le cadre ou le découpage, mais c’est plus lourd, on peut difficilement improviser. Pourtant, le fait d’avoir réalisé un documentaire avant On appelle ça… le printemps m’a permis de me sentir plus à l’aise que sur Grand bonheur, mon premier long métrage de fiction, où j’essayais vraiment d’être prêt, de bien caler les choses sans laisser de place à l’improvisation de dernière minute.

Raconter une histoire, n’est-ce pas finalement un acte plus égoïste que de filmer celles des autres ?

Plus égoïste, je ne pense pas, puisque le but c’est quand même que les spectateurs prennent du plaisir. Je ne crois pas que faire des films soit un acte égoïste, puisqu’ils sont tournés pour être confrontés au regard de l’autre. De toute façon, que ce soit une fiction ou un documentaire, lorsque vous le montez et vous le construisez, vous y mettez votre patte. Il n’y a donc pas de différence de ce point de vue-là.

Reprise ou Sortis d’usine étaient des films qui relevaient du pamphlet alors que la politique dans On appelle ça… le printemps se vit de façon plus douce, davantage du côté de la rêverie utopique, notamment avec cette idée de vie communautaire, ces deux amants qu’on peut imaginer ex-soixante-huitards.

Oui, c’est vrai qu’ils ont l’âge, mais il faut relativiser les choses. Il y a effectivement un petit passage dans le film où une communauté se forme, mais c’est une communauté de circonstance, pas du tout installée. Alors que dans Grand bonheur, cette idée était plus présente. Sur le plan politique, Reprise parlait directement de rapports sociaux, de Mai 68, même s’il y avait l’envie d’aller vers la fiction et de faire du personnage central une espèce de figure romanesque. Sortis d’usine était beaucoup plus clairement un pamphlet, puisque c’était un film d’intervention sur les ouvriers de Renault-Vilvoorde. Mais c’est vrai que je ne voulais pas me laisser enfermer dans un rôle de conscience politique ou morale. Dans On appelle…, il reste toutefois, à titre de clins d’oeil pour les spectateurs de Reprise, des nouvelles du monde apportées par des informations financières et boursières vues à la télévision. C’est un film qui parle quand même quelque part de la société, ne serait-ce que des rapports hommes-femmes, bien qu’il s’agisse délibérément d’une comédie, d’une fiction fantaisiste.
On peut aussi le voir comme un film féministe.

Ce n’est pas à moi de le dire. Enfin, si on le pense, ça ne me dérange pas du tout. Le film prend délibérément le point de vue des femmes. Il y a un petit jeu d’inversion ; ce sont elles qui mènent la danse, qui en font voir de toutes les couleurs et humilient parfois un peu les hommes. Ce qui est justifié par le scénario, car à chaque fois qu’elles interviennent et qu’elles se vengent un peu des garçons, c’est parce qu’ils ont fait quelque chose qu’ils ne devaient pas faire. Et puis, en même temps, on peut se demander si leur riposte est proportionnelle aux actes de leurs compagnons. Mais c’est une comédie, donc il y a un principe de l’escalade que l’on retrouve chez Laurel et Hardy. En outre, dans la vie réelle, c’est souvent l’inverse. Les sondages rapportent qu’un couple sur dix souffre de violences conjugales, et ce sont les femmes qui en sont victimes, ce qui ne me fait pas rire du tout. Mais à partir du moment où l’on inverse les choses, ça peut devenir drôle. C’est un peu ce rapport qu’entretient le film avec la réalité : pouvoir y réfléchir tout en restant dans le cadre du divertissement.

La structure narrative évoque celle des Trois petits cochons. Est-ce que vous pensiez réaliser un conte contemporain ?

Les Trois Petits Cochons, c’était surtout un point de départ : chaque fille quitte sa maison ou en est chassée avant de se réfugier dans la maison de l’autre. Comme un phénomène de ricochet. C’est vrai aussi qu’il y a un côté un peu BD, voire cartoon, de plus en plus assumé au fil du récit.

La présence de l’opérette dans Grand bonheur et ici de la musique baroque, c’est une parenthèse ludique ou un divertimento plein de sens ?

J’aime bien avoir une sorte de petit théâtre parallèle, comme une mise en abyme qui ferait le point sur l’action principale. La matière du film, c’est le printemps, la saison des amours, sujets par excellence de toute la musique baroque : les plaisirs de Versailles au XVIIe siècle et le libertinage au XVIIIe. Ce sont des petits divertissements, des opéras bouffe, des intermèdes pour des pièces de Molière qui chantent l’amour et les saisons, tout à fait dans la tonalité, la couleur du film.

Le goût du burlesque, notamment à travers les déguisements ou les personnages cachés dans l’appartement de Bernard Ballet, rappelle les comédies hollywoodiennes classiques.

Il y a de ça. Mes héros sont parfois un peu masqués dans le film, même lorsqu’ils ne portent pas de masque sur le visage. Il y a une espèce de non-dit, un jeu entre des allusions directement sexuelles et une certaine pudeur des sentiments qui fait que les personnages avancent masqués. Parfois littéralement, ce qui évoque une tradition burlesque, allant des débuts de la comédie américaine jusqu’à Blake Edwards et The Party.

C’est vrai que le sexe est aussi traité avec un certain décalage…

Il est vu d’une façon assez ludique. Une chanson du film dit que le plaisir est nécessaire : c’est une manière de résumer On appelle…, même si celui-ci ne propose pas de morale.

Est-ce que l’idée de troupe est importante pour vous ?

Oui, parce que j’ai vraiment besoin, lorsque j’écris un scénario, de me faire une idée, d’avoir un casting idéal, même si je n’avertis pas encore les comédiens à ce moment-là. Ca me donne la possibilité de visualiser, de voir les corps, mais aussi d’entendre, d’avoir les voix à l’oreille. A partir de là, c’est quand même beaucoup plus facile de décrire.
J’ai toujours une base de quarante ou cinquante comédiens avec qui j’ai vraiment envie de travailler. Et parmi cette troupe virtuelle, je tire dix, quinze acteurs qui, dans ma tête, vont faire le film. En général, ça se vérifie quand même à 80-90 %. Mais il y a des exceptions, dont Laszlo Szabo, avec qui j’avais déjà tourné mais auquel je ne pensais pas particulièrement pour ce rôle. Le comédien initialement prévu se trouvait coincé au théâtre. C’est vrai que Laszlo est un fan de cinéma américain classique et de burlesque, de cartoons ; du coup, les références entre nous étaient aussi très cinéphiles. La manière de parler du rôle ou du jeu sur une scène, c’était parfois Tom et Jerry dans tel épisode, des choses comme ça qui nous permettaient de nous ajuster sur le travail.

Même les rôles les plus secondaires semblent être joués par des gens que vous appréciez, notamment par des critiques des Cahiers du cinéma

Le point limite de ma méthode, c’est effectivement les tout petits rôles pour lesquels il est difficile de faire appel à des comédiens professionnels. Il y a par exemple un rôle de policeman dans le film : c’est deux plans, deux heures de travail, pas une ligne de texte et pas un mot, et pourtant c’est un personnage, il existe, il a quelque chose à jouer. Mais si je l’avais proposé à un comédien, il aurait pensé que je me foutais de sa gueule. Donc, j’essaie de prendre des gens autour de moi. En l’occurrence, j’ai sollicité Jean-François Rauger, un ami qui travaille à la Cinémathèque et qui connaît par coeur le cinéma burlesque. Je lui ai dit : « C’est un policeman tout droit sorti d’un film de McCarey ou de Mack Sennett », pas besoin d’en rajouter. Et en plus je gagne du temps, car il le joue beaucoup mieux qu’un figurant à qui j’aurais prêté cinq cassettes de films des années 20 en lui demandant de s’en inspirer.

Comment êtes-vous passé de la critique à la réalisation ?

Ca s’est fait parce que je travaillais dans une revue un peu particulière, les Cahiers du cinéma, où il y a beaucoup de passages, beaucoup de gens qui écrivent et qui ont en tête à un moment donné de passer à la réalisation. Et à l’époque où je faisais partie de la rédaction, il y a une quinzaine d’années, toute une génération de critiques était en train de franchir le pas : Olivier Assayas, Danièle Dubroux, Alain Bergala, Serge Le Péron. Alain avait un projet de film et m’a embarqué avec lui, en me proposant de devenir son assistant. C’était pour moi une excellente manière, sans me mettre en avant, en restant un peu protégé, de tester mon vrai désir. Parce que faire du cinéma, tout le monde en a envie, mais il n’y a vraiment que l’épreuve ou l’expérience du plateau qui fait que l’on continue ou que l’on préfère retourner voir des films. A partir de cette aventure qui m’a vraiment conforté dans mon élan, j’ai écrit un scénario, avant de connaître les péripéties classiques du réalisateur en quête de financements, d’un producteur, etc.

Que pensez-vous des écrits sur le cinéma aujourd’hui, alors que le travail de Daney ne cesse d’être évoqué comme une référence écrasante ?

Daney, je ne l’ai pas vraiment connu, je l’ai rencontré aux Cahiers où on le voyait passer en général le midi ; il s’installait dans un coin, et puis aussitôt le cercle se formait. Dans les volutes de fumée de Serge, émergeaient comme ça quelques vérités essentielles sur le cinéma. Il y a une vraie contradiction entre l’espèce de statue de Commandeur qu’on a érigée et ce qu’il était.
Quelqu’un d’une agilité extraordinaire, qui passait son temps à discuter avec nous, non pas simplement pour établir une théorie, mais au contraire pour spéculer intellectuellement jusqu’à ce que la contradiction enrichisse son propre discours. C’est quelqu’un qui écoutait vraiment l’autre, et qui se lançait parfois dans des hypothèses, dont il doutait lui-même de la pertinence, simplement pour être éventuellement contredit et que cela aboutisse à une nouvelle théorie. C’était tout le contraire d’une pensée figée, définitive. Son statut aujourd’hui est pleinement justifié car ce qu’il a écrit est assez déterminant, mais je ne peux pas m’empêcher, d’un autre côté, de trouver ça un peu bizarre.

De nos jours, le critique de films a-t-il encore un rôle à jouer ?

J’ai surtout l’impression qu’il se passe pour la critique le même phénomène que pour les films il y a quelques années, lorsqu’on pouvait être considéré comme auteur dès son premier court métrage. De la même manière, on a tendance aujourd’hui à ranger sous le vocable de critique des articles de cinéma très différents, qui vont de l’écriture des pages people, du « j’aime / j’aime pas », ou du guide du consommateur éclairé à un vrai travail d’analyse, de mises en relations… Je ne dis pas qu’il y a une fonction plus honorable que l’autre, mais on a tendance à tout mettre dans le même sac. Par ailleurs, il y a de tels enjeux économiques que la voix des critiques est étouffée par rapport à l’ampleur de la promotion, à tout le discours, l’espèce de vacarme qu’il y a sur le cinéma. Même le meilleur des critiques aujourd’hui ne peut pas être entendu comme pouvait l’être un critique il y a vingt ans. On peut l’écraser sous 5 millions de frais de sortie, d’affichage, de messages publicitaires, de sponsoring, etc. Enfin, je me souviens que lorsque j’écrivais sur les films, on redoutait beaucoup la période du Festival de Cannes, pendant laquelle on voyait quatre ou cinq films par jour avec la peur constante de se tromper, d’être fatigué et de passer à côté d’un film ou d’en surévaluer un autre. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, pour les critiques qui veulent voir tout ce qui sort, c’est Cannes tous les jours. Ce qui ne facilite pas non plus le recul qu’on peut avoir sur les films, ni pour le spectateur qui ne peut pas vraiment choisir ce qu’il va voir, ni, déjà en amont, pour le critique. Mais, n’écrivant plus sur les films, ça reste une hypothèse…

Est-ce que vous avez quand même gardé un vrai appétit cinéphilique ?

Oui, mais avec un gros handicap qui est de ne pas pouvoir me rendre au cinéma lorsque je travaille. Une fois que mes films sont sortis, que je les ai accompagnés, je me prends un mois de vacances et je vais en salles deux à trois fois par jour pour essayer de rattraper ce que j’ai perdu pendant un an ou deux. Je me mets à jour, ce qui est assez drôle puisque ça me permet de découvrir les auteurs dont j’entends parler depuis deux ans, de voir deux ou trois films d’un même cinéaste. C’est un autre rapport, je ne suis pas sous la dictature des sorties hebdomadaires. Là, je n’ai vu pratiquement aucun film sorti dans les six derniers mois. Mais je les verrai.

Propos recueillis par

Lire notre critique d’On appelle ça… le printemps