À qui n’aurait pas trois heures à accorder au dernier film de Martin Scorsese, on recommandera de se rabattre sur la page d’accueil du site web de Jordan Belfort, l’authentique « Loup de Wall Street ». Et, en particulier, sur les trois minutes de vidéo promotionnelle où avec un sourire effectivement carnassier,celui-ci fait l’exposé de sa méthode, invitant le chaland à le suivre pour un voyage fun et cool vers la réussite – « basically, résume-t-il, make more money ». Cette méthode, rappelons-le, a permis à ce broker parti de rien de devenir, dans les années 90, l’un des escrocs les plus flamboyants de l’histoire de son pays. Lequel pays a eu, en retour, la main légère au moment de lui faire solder son ardoise : 22 mois de prison seulement, qui l’ont laissé libre ensuite de tirer un best-seller de ses aventures, et de toucher aujourd’hui, suprême impunité, des royalties sur le film. Ce n’est pas un hasard si le film se conclut justement sur le même genre de conférence de self improvement, donnée par le personnage tout juste sorti de prison à des péquenauds américains venus l’écouter comme à la messe. Basically, le film et la vidéo ont le même scénario : make more money. À quelques nuances près – côté entertainment, et côté morale. Côté entertainment, l’un des deux a trouvé un meilleur acteur pour jouer Jordan Belfort : c’est le film (Di Caprio y est prodigieux dans la bouffonnerie). Côté morale, l’un des deux coiffe finalement sa démonstration avec les signes hypocrites et hollywoodiens de la rédemption, pour montrer combien Belfort a appris de sa chute toute relative. Ce n’est pas le film.

Le film a un programme beaucoup plus insolent. Et autrement plus efficace que l’archéologie de la crise financière à laquelle, vu son sujet, on pouvait s’attendre. Celui-ci consiste à décliner sur le mode de la farce l’objet initial des conférences de Belfort : c’est un éloge du savoir-faire, une ode – fun et cool – à la compétence, étalée pendant trois heures sur toute la gamme d’une obscénité à laquelle Scorsese n’offre aucun contrepoint, et surtout pas celui du peuple, victime du système qui a donné son blanc-seing à l’escroc. De toute façon, le peuple a disparu : du personnage de Jonah Hill (qui abandonne d’un coup de fil son maigre salaire d’employé pour seconder Belfort) jusqu’à l’audience béate venue écouter la leçon de l’escroc dans la glaçante et magistrale conclusion du film, l’air de flûte du rêve américain ultralibéral l’a condamné au sort des rats de Hamelin.

Il n’échappera à personne qu’avec ce parti-pris, Scorsese boucle en fait une trilogie sur le capitalisme américain entamée avec Les Affranchis et Casino. Traiter le récit de Belfort à la manière de ses propres films de gangsters (en un quasi-remake des Affranchis) est une idée judicieuse, qui le soulage d’emblée d’avoir à montrer patte blanche sur le plan de la morale (le système boursier est de nature mafieuse : c’est entendu d’emblée, sans qu’il soit besoin de le dire). Mais Le Loup de Wall Street va plus loin, d’une part en faisant un portrait de l’Amérique qui n’est presque plus métaphorique, d’autre part en retirant au genre l’horizon tragique qui, d’ordinaire, est le sien : le film se présente comme un rise and fall dont la chute serait quasiment introuvable. Au début de Casino, Joe Pesci annonçait avec mélancolie que les gangsters américains ne trouveraient jamais plus une manne comme celle du Las Vegas des années 70. Le démenti apporté par le Wall Street de Jordan Belfort constitue un résumé de l’époque pour le moins grinçant. Et d’autant plus juste que, contrairement aux Affranchis et à Casino, l’argent n’est plus vraiment le moteur de cette ingénierie du gangstérisme dont Scorsese est le pape, et que résument, ici encore, ses voluptueux travellings posés sur des rails de voix-off. Dans Le loup de Wall Street, l’argent est partout, bien sûr (le film est comme un plateau de Monopoly, noyé sous les billets de banque), mais le vrai fétiche, c’est le plaisir.

Ainsi l’ingénierie concerne au même titre les moyens de gagner de l’argent, que les moyens de le dépenser, lesquels ne requièrent pas moins de sérieux et dessinent le film en un petit guide pratique de l’orgie : autant que les techniques de la vente, on y apprendra à réussir une fête, à trouver le dosage optimum de cocaïne et de Quaaludes, ou à organiser au mieux un lancer de nains. D’ailleurs le film commence là, avec le lancer de nains et une scène embarrassante, qui ne trouvera sa saveur qu’une fois révélées ses prémisses – une réunion de bureau pour envisager avec minutie la logistique du show, entre questions de balistique et (très vagues) questions de dignité. Du Las Vegas des seventies au Wall Street des nineties, les gangsters américains ont perdu en élégance ce qu’ils ont gagné en plaisir : le cœur de leur empire ressemble désormais à un BDE d’école de commerce. Voire, carrément, à une ménagerie, puisque, du titre du film jusqu’au lion qui jouxte le logo de la société de courtage, de la scène hilarante où Matthew McConaughey apprend à Belfort les rudiments du métier en grognant une espèce de chant primitif, à cette autre scène tout aussi drôle où un abus de Quaaludes transforme Belfort en orvet misérable, Scorsese fait suivre à sa farce la pente d’une régression totale vers l’animalité.

Avec ce tableau d’un règne barbare (et désespérément drôle) de la jouissance, Le loup de Wall Street boucle malgré lui une autre trilogie. Une trilogie de l’impunité des gangsters, qui a traversé 2013 comme un fulgurant tableau de l’époque et se conclut là, au pied du sapin, avec le film de Scorsese. Entertainer génial (quand, micro en main, il anime ses propres soirées ou motive ses troupes au bureau), le Jordan Belfort que joue Di Caprio se produit sur une scène qu’ont déjà foulé les ravissantes idiotes de Spring Breakers et les tortionnaires de The Act of Killing. Tous s’inspirent des images qu’ils ont vu : les idiotes, des clips vomis par MTV ; les bourreaux, d’Elvis, Al Pacino ou John Wayne ; le vrai Jordan Belfort, du Wall Street d’Oliver Stone qui est, dit-il, à l’origine de sa vocation de broker. Et tous finissent, comme un juste retour des choses, par faire plier la réalité sous le spectacle obscène de leur jouissance : les idiotes transforment la vie en jeu vidéo ou en clip de Britney Spears ; les bourreaux font de la mémoire de leurs crimes une écoeurante série Z ; Belfort voit Scorsese adapter littéralement et sans recul apparent le récit de ses frasques. Sur la scène qu’ils se partagent à quelques mois de distance, tous dansent sur les dépouilles de victimes qui ne sont jamais montrées, parce qu’elles ont été avalées par le spectacle, recouvertes par le long cri de joie insane (« Spring break forever ! » / « The show goes on ! ») d’un Diable déguisé en animateur de colo.