La sortie conjointe des Antiquités de Rome et de La Vallée close nous permet enfin de découvrir l’œuvre d’un cinéaste méconnu dont les deux magnifiques films étaient jusqu’à présent restés confinés aux circuits des festivals et des programmations de cinémathèques. Rencontre avec Jean-Claude Rousseau, qui aborde ici son rapport à l’image et les enjeux d’un cinéma exigeant et isolé…

Chronic’art : D’où vous est venue l’idée de conserver les bobines super-8 dans leur intégralité et de les monter en gardant les amorces ?

Jean-Claude Rousseau : Ce qui m’a d’emblée intéressé, c’est le caractère unitaire que représentent ces cartouches et comment, pour chacune, il peut y avoir quelque chose en soi qui s’impose au-delà de ce qu’on veut dire. L’idée est d’aller au-delà de cette durée normale d’un plan jusqu’à ce qu’il soit transformé par cette durée et que l’on y voit justement autre chose. C’est ce qui justifie que cela dure autant en tout cas. Une traversée devient possible et il y a intérêt à ce qu’elle se produise car si cela ne devient pas une vision, le spectateur s’en va. Finalement, ce qui est intéressant à voir, ce n’est plus l’image : c’est l’absence d’image. Et cela ne peut être vu que de cette façon-là.
A partir de là, la notion de montage disparaît. Mais l’on garde cette idée cosmique d’éléments dans l’espace dont on va comprendre qu’ils se tiennent bien à leur place sans être attachés, liés, saisis par un effet de montage. Les relations que les bobines ont entre elles ne sont pas contraintes, forcées, ce qui permet des dégagements pas seulement avec la séquence qui suit ou précède mais avec l’ensemble d’une manière globale. Les bobines convergent toutes vers le film : elles donnent à voir ce qui n’est pas montré. Ce sont des éléments qui tiennent en place mais qui restent libres, sans que l’image soit forcée à dire quelque chose.

De quelles manières vos films ont intégré ces données dans leurs structures respectives ?

La Vallée close a une structure qui s’apparente à celle des Antiquités de Rome. Chaque partie comprend le même nombre de bobines (cinq) et La Vallée close s’est construit sur l’impair comme Les Antiquités de Rome alors que j’étais parti sur la forme paire, en rapport à un élément qui s’est imposé assez vite, une sextine tirée du Chansonnier de Pétrarque. Six strophes faites chacune de six vers, les six mêmes rimes revenant dans les six strophes décalées à chaque fois. Le film s’est annoncé un peu comme cela, sous cette forme : six parties avec six bobines dans chaque. Je me suis cependant aperçu assez vite que cela ne fonctionnait pas parce que j’avais besoin d’une bobine centrale. Il n’y avait pas de pivot, de milieu, d’élément central, d’effet de miroir, or le film fonctionne de façon double et par le double. Il n’y aurait pas de structure possible du film s’il n’y avait pas cet effet d’écho. De six bobines, je suis donc passé à cinq. Pour ce qui est des six ensembles, de toutes façons les bobines s’accumulaient et je réalisais qu’il y avait trop de matière, trop de possible, pour que cela tienne sur six parties. Il se trouve que dans le Chansonnier il y a une double sextine. Retrouvant une sorte de légitimité de ce côté-là, je suis reparti sur le nombre douze. Ce sont les douze temps du film, en rapport à l’autre élément qui est très vite intervenu dans le film, le livre de géographie. Les douze parties sont ainsi devenues douze leçons : je retombais sur un nombre pair. Mais il y a une leçon vide, dont on ne voit que le titre, la huitième leçon. Ce n’est pas n’importe laquelle, c’est celle sur la tempête qui s’intitule Le Port, la Mer, la Tempête. La Vallée close aurait très bien pu s’appeler La Tempête, comme le tableau de Giorgione qui est à Venise et qui est un troisième élément du film.

Pourquoi cette absence de leçon sur la tempête ?

Parce que c’est le film même, ce ne peut pas être une leçon comprise dans le film. La mer sinon la tempête, c’est l’aboutissement du film et donc je retombe sur l’impair. Cela paraît très pensé quand j’en parle alors que ce n’est pas du tout calculé. Le calcul se fait après lorsque l’on veut se donner des raisons et s’assurer qu’il existe bien un film qui a sa loi propre, sa cohérence. Ce n’est pas quelque chose que j’ai à l’esprit quand je tourne. Ce qui est le plus important, c’est en effet le tournage et au moment du tournage, il n’y a aucune idée. Ce qui fait que la caméra tourne c’est que l’on voit un cadre et que pour cette raison on la déclenche.

C’est le cadre qui appelle le regard et non le regard le cadre ?

C’est finalement la même chose le regard et le cadre. Le cadre est la forme du regard. Quand ce que l’on voit soudain vient se plaquer sur les yeux, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de distance, de perspective, il y a vision. Si voir c’est, entre autres choses, pouvoir observer, quand il y a vision, il n’y a plus d’observation. C’est un rapport entre des lignes qui font que en même temps ce que l’on voit s’aplatit, n’est plus du tout dans la perspective, et dégage une profondeur sans limites. Ce qui fait qu’il n’y a pas de lassitude possible du regard ; parce qu’il ne porte sur rien, le regard peut tenir. C’est là l’effet des lignes, des correspondances qui s’établissent qui font qu’il y a un cadre qui tient le regard.
La lumière, c’est l’événement, elle modifie constamment les lignes. Elle introduit le temps car elle change avec la durée. C’est la seule chose qui se passe finalement et qui compte. Le cadre est possible partout. Ce n’est pas qu’il ne soit pas là, c’est plutôt que nous n’y sommes pas. Il est partout mais nous ne sommes pas présents, de cette présence qui est celle justement de ce regard.

Comment abordez-vous le travail sur le son ?

Il ne s’agit surtout pas de montrer mais plutôt, à l’inverse, d’effacer. Le son contribue à l’effacement de l’image. Il s’accorde parfaitement à l’image mais dans cet ajustement, ce synchronisme au plus près. Plus d’une fois le son touche l’image et ce contact provoque la disparition. Dans la façon dont ils s’accordent, se plaisent -il faudrait utiliser un vocabulaire amoureux, c’est de l’ordre du baiser- le son autant que l’image disparaissent. Et ça c’est bouleversant. On n’est pas du tout dans le cas où l’on va ajuster un son pour faire dire quelque chose et aller dans le sens d’une affirmation, c’est précisément l’inverse. L’action de dire est tout à fait contraire à l’œuvre d’art qui ne dit pas quelque chose, elle est.

Que vous inspirent les propos de Jean-Louis Schefer déclarant : « la fiction est la profondeur de ce qui ne se produit que sur un plan »* ?

La profondeur n’est pas fictive, la perspective l’est. Le récit se fait toujours dans la perspective mais il suffit qu’il y ait un dégagement en profondeur -et c’est le cadre qui le fait, et dans ce cas c’est sur un plan- pour que la fiction disparaisse et que l’on ne soit plus dans la représentation mais dans la présence. Et ça, c’est le cinématographe. Ca n’a rien à voir avec le récit. Qui pour moi, chez Bresson, est aussi secondaire. Il y a scénario, découpage, certes, mais la beauté qui s’impose est incompatible avec tous ses calculs, intentions, volontés d’arriver à dire. S’il y a une préparation au film, elle ne peut pas être du côté de l’écrit. Il n’y a pas de passage, de relation possible entre l’écrit et le film. C’est totalement différent des esquisses ou des ébauches qui ont été faites pour telle œuvre peinte où l’on se dirige vers l’œuvre aboutie. En avançant dans l’écriture et en décrivant même au mieux ce que l’on espère voir, on n’approche pas du tout le film et, à vrai dire, on s’en éloigne de plus en plus. Il s’agit même du principal obstacle au film. Je crois vraiment que l’écriture éloigne du film.

Voir : comment ?

Ce n’est pas un choix si l’on est ailleurs ou si l’on se trouve dans une situation où l’on peut voir ce que d’autres ne verront pas. C’est-à-dire à la marge. C’est bien malgré soi. On ne peut pas être à la fois dans le chaos et voir. On ne peut pas voir sans être à distance, à l’écart. C’est assez évident. Ce n’est que ceux qui sont ainsi, malgré eux -sinon ce serait un choix de la volonté et il y aurait une espèce de perversité, ce qui n’est pas le cas- ailleurs, par nature déplacés, pour une raison ou autre, qui peuvent voir ce que l’on ne voit pas autrement. Ils voient ce qui n’est pas permis de voir sinon en passant par le sacrifice. Je crois qu’il n’y a pas d’œuvre sans sacrifice, sans le sacrifice d’une personne.
L’œuvre est toujours dans l’oubli, dans l’ivresse. On est loin de l’œuvre calculée, qui sait où elle va. La beauté est foncièrement, et plus que n’importe quoi d’autre, subversive. Il n’y a rien de plus subversif. Il faut du temps à ceux qui ne sont pas dans la marge pour s’en accommoder. Quand ils y sont parvenus, cela ne veut pas dire que le feu qui est dans l’œuvre soit éteint mais qu’ils ne le voient plus. On a par une sorte d’illusion converti la beauté en joli. Il n’y a rien qui empêche plus l’effet du beau que le joli. Alors que le beau met tout par terre, le joli agrémente le décor. Ce n’est pas surprenant de voir des reproductions de peintres impressionnistes dans beaucoup de salles à manger. C’est juste triste parce que l’on se dit que ça ne change pas, que cela ne peut pas changer, qu’après cinquante ans, les œuvres des impressionnistes qui ont chamboulé pas mal de choses sont devenues totalement inoffensives pour ceux qui ne voient pas.

Comment filmer son corps et celui des autres ?

Il s’agit de les faire disparaître. Entrer dans le cadre, c’est faire la traversée, mais c’est plus disparaître qu’apparaître. Mes films ne relèvent pas du journal mais plus de l’autoportrait. Est-ce que les autoportraits ne constituent pas tous une manière de disparaître dans le cadre ? Entrer dans le cadre et être pris par les lignes. C’est là la fiction du film : la défenestration. C’est le passage dans le cadre comme on passe par la fenêtre.
Au moment du tournage des Antiquités de Rome, assez vite, j’ai su qu’il fallait quelqu’un : l’Autre. Je pensais plutôt à un adolescent filmé de dos. La figure, le visage impliquent tout de suite l’histoire, le vécu. Le visage est une intimité qui risque de boucher la vue et d’empêcher la perception des lignes. Il fallait que ce garçon soit de dos et d’une manière finalement assez sculpturale. Il y a cette personne qui est quelqu’un sans l’être, qui est l’Autre.

Propos recueillis par

Lire notre critique de La Vallée close et Les Antiquités de Rome

* in « Sur le déluge universel », Cahiers du cinéma n°236-237 cité par Pascal Bonitzer dans Le Regard et la Voix.