Souvent assimilés à la culture cyber, la japanim’ n’a quasiment jamais abordé de front les thèmes des réseaux informatiques et des univers virtuels, laissant aux Américains le soin de traiter le sujet avec la légèreté qu’on leur connaît. Avec un peu de retard, la magnifique série « Serial experiments Lain » vient combler le manque et poursuit la tradition cyberpunk initiée par William Gibson, en préservant ce qui fait la particularité de la SF japonaise, savant mélange de mystique et de métaphysique.

Serial experiments Lain (SEL) débute par une série de suicides. De jeunes lycéennes qui se donnent violemment la mort, tendance chute libre ou plongée sous-tramway, mais qui continuent à communiquer avec leur camarades grâce au mail. Un début très Virgin suicides donc, et qui pose dès le départ LA question centrale : et si le Net -rebaptisé « Wired » dans la série, mais personne n’est dupe…- était aussi réel que notre univers matériel ? Une hypothèse confirmée par les étranges hallucinations d’une adolescente de 13 ans limite autiste, Lain.

Dotée d’étranges aptitudes, Lain semble avoir un ou plusieurs autres ego se manifestant sur le réseau. Pour comprendre ce qui lui arrive, elle se métamorphose en super-hacker en uniforme de collégienne. Elle découvrira que sa véritable nature est inextricablement liée au Net et qu’elle est programmée pour accomplir une mystérieuse prophétie. Rien de très extravagant jusque-là, mais SEL va sans doute plus loin, dans le traitement de l’antagonisme réalité/virtualité, en y ajoutant une dimension philosophique, psychanalytique et mystique. En somme, les trois (?) mamelles de la japanimation nouvelle vague.

Layer 01 : Genèse(s)

Difficile de parler de SEL sans évoquer Neon Genesis Evangelion (1) (NGE), anime fondateur d’une nouvelle génération, et pas seulement parce que le concepteur des décors, Hiroshi Katô, a travaillé sur les deux séries, ou encore parce que la jeune héroïne, Lain, ressemble à s’y méprendre à Ayanami Rei, la mystérieuse ado-clône d’Evangelion. Mais là où Hideaki Anno, l’iconoclaste auteur de NGE, pervertissait un genre de prime abord plutôt débile, celui des mechas (2), en infligeant aux otakus (3) hallucinés, en pleine vague OAV (4), une fin à contresens, freudienne en diable et formellement très arty, SEL donne le ton dès le premier épisode et reste cohérent du début jusqu’à la fin. Une atmosphère très lynchéenne, glauquissime et clinique dans sa vision de la vie familiale -ça ne respire pas la joie de vivre au sein de la famille de Lain-, privilégiant une narration métaphorique, à l’instar des deux derniers épisodes de son prédécesseur.
Il n’en reste pas moins que Lain profite de l’évolution des mentalités provoquée par la hardiesse et les innovations d’Evangelion, et qu’elle reprend plus ou moins ses thèmes de prédilection.
De même, si on pouvait comprendre « le plan de complémentarité de l’homme » (5) de NGE comme une métaphore du renouvellement de la japanim’, on pourra voir dans le combat que mène Lain contre l’informaticien Masami Eiri, cyber-dieu voulant accélérer l’évolution de l’être humain en faisant intervenir la réalité réticulaire dans la réalité matérielle comme un symbole de l’opposition entre l’avant-garde et l’arrière-garde conservatrice de l’animation japonaise.

Layer 02 : Surhomme

Jusqu’à NGE, le mythe du surhomme est un thème surexploité dans l’animation ou la bande dessinée japonaise, parfois jusqu’à l’écœurement, avec tout ce que ça peut impliquer de douteux. Que ce soit par les arts martiaux ou à travers des adjuvants mécaniques et/ou génétiques, le héros japonais poursuivait une quête initiatique quasi nietszchéenne de dépassement de soi. Dans Evangelion, Anno proposait une vision nettement plus humaniste de la chose en encourageant la simple introspection et la psychothérapie de groupe. Finalement, la question centrale de NGE pouvait se résumer en une seule phrase : « Qu’est-ce que vivre ? » Une question que se posera Lain, en découvrant sa vraie nature à travers le réseau des réseaux. Peut-on posséder une conscience de soi lorsqu’on a été créé par la main de l’homme ?

Layer 03 : Dieu

NGE était donc un anime sur une « re-naissance » de l’homme par l’homme, une néogenèse athée qui approuvait la substitution de Dieu par sa création pour compléter les lacunes de l’humanité. SEL ne va pas aussi loin, mais repose plus ou moins sur le même concept. Sauf qu’ici, Masami Eiri est clairement désigné comme un faux dieu, mégalomane et aux intentions « impures ». C’est d’ailleurs en ouvrant les yeux de Masami sur l’existence du « vrai » Dieu que Lain parviendra à le vaincre. SEL est donc le versant crédule de NGE, un retour vers une morale prométhéenne moins audacieuse, bien que dénuée de tout manichéisme simpliste. Masami se trompe plus qu’il n’est vraiment démoniaque, la faillibilité intrinsèque de l’homme l’empêche d’égaler son créateur.

Lain serait donc en quelque sorte un messie rebelle, un software de chair et de sang qui refuserait de se lancer et qui se sacrifierait pour préserver l’humanité, un Antéchrist bénéfique qui n’existe que pour accomplir une prophétie qu’il refusera de concrétiser, mettant en péril par là même sa propre existence puisqu’il a uniquement été créé dans cette intention.
Layer 04 : Psychanalyse

L’autre morale de SEL, plus classique, est une mise en garde contre les abus du Net. Les interférences entre virtualité et réalité symboliseraient les méfaits d’une technologie qui aurait tendance à remplacer la véritable vie sociale. Finalement, la réalité réticulaire a déjà étendu son emprise sur la réalité matérielle, à travers ces câbles omniprésents dans la série, téléphoniques et électriques, qui imposent leur existence en striant violemment le ciel et le paysage. Le mal est donc déjà fait, dès le départ, ne manquait plus qu’une touche de spiritualité apportée par Eiri et ses prophètes, des hackers regroupés sous le patronyme de Knights.
Tout devient plus clair grâce au leitmotiv de la série « tout le monde est connecté », reposant sur les théories de Jung sur l’inconscient collectif, démontrant ainsi un terrain favorable pour l’invasion du réel par le virtuel. Déjà, NGE proposait, à travers le Plan de complémentarité, de réveiller les consciences sur la connexion intra-humains. Le propos est le même dans SEL -en plus clair- mais Lain démontrera à Eiri qu’il se trompe en pensant qu’une simple infrastructure informatique puisse être suffisante pour remplacer la mémoire collective humaine.

Layer 05 : Infographie

Mais ce qui distingue surtout SEL des autres animes, c’est sans doute cette adéquation parfaite entre la forme et le fond, qu’il verse dans l’abstraction picturale (les câbles téléphoniques « jetés » sur le Celluloïd comme des drippings de Pollock) ou dans la pure infographie. Une infographie arty et avant-gardiste, qui vient s’immiscer petit à petit dans le dessin classique sur cellulo, renforçant l’impression de cauchemar électronique éveillé. Une débauche de pixels parasites qui viennent embrumer une intrigue déjà passablement complexe et brouiller les pistes qui mènent au chemin de la compréhension. SEL, en optant pour une représentation métaphorique du Net, nous épargne de longues plages de dialogue personnages/écrans. La diversité des modes de communication est tout de même immédiatement reconnaissable, et le netsurfer averti saura reconnaître sites web, forums, chats et mails à travers toute l’imagerie onirique déployée dans la série.

Layer 06 : Conclusion

Petite soeur d’Evangelion, Lain poursuit le ravalement de façade entrepris par son prédécesseur. Sans doute n’accédera-t-elle pas au même statut de « mythe », de par sa courte durée (13 épisodes) et son évidente obscurité pour les néophytes du genre cyberpunk. Mais déjà, les sites dédiés à Lain se multiplient, emportés par une saisissante mise en abyme. A défaut d’être l’anti-messie de la fiction, Lain deviendra peut-être une des mascottes du réseau, le vrai cette fois-ci, le nôtre, le Net.

 

Serial experiments Lain est édité en 5 cassettes VHS par Dynamic Visions
(1) Neon Genesis Evangelion : série de 1996, couverte de prix, mettant en scène de gigantesques robots de combat, les EVAs, censés combattre des créatures monstrueuses, les Anges. Les deux derniers épisodes, très personnels et énigmatiques, en totale rupture de ton, ont provoqué une belle controverse sur l’archipel nippon mais ont fait d’Evangelion une série « culte »…

(2) Mecha : désigne les robots géants qui pullulent dans l’animation japonaise, tels que Goldorak ou Mazinger…

(3) Otaku : fan de japanim’, de mangas, de cyber. Peut être utilisé de manière péjorative pour désigner une personne coupée de la réalité…

(4) OAV : Original Animated Video. Anime uniquement destiné au marché vidéo et plus particulièrement aux otakus plutôt qu’au grand public. La « Vague OAV » désigne plus largement une période de l’animation japonaise où les séries étaient plus exclusivement conçues pour les die-hard-fans que pour la majeure partie du public.

(5) Plan de complémentarité de l’Homme : dans NGE, véritable objectif poursuivi par Ikari Gendô, chef de l’organisation qui a créé les EVAs. Ce projet est censé combler un manque dans le cœur d’une personne en y ajoutant une partie du cœur des autres hommes, apaisant ainsi ses angoisses existentielles. Ce procédé est expliqué de manière très (trop ?) théorique dans les deux derniers épisodes, privant les otakus les plus terre-à-terre d’explications sur l’origine des Anges et des EVAs…