Encore une fois on est un poil en retard pour sonner les cloches, mais on saute le pas, parce que The Air force, cinquième album du spongiforme Jamie Stewart et de sa traîne, a déboulé sans crier gare dans le jeu crucial des listes d’achats de fin d’année, et qu’il est exceptionnel à plus d’un titre. On sait à quel point la bande à Xiu Xiu est célébrée, ici et ailleurs, on sait comment elle attise les passions, mais on était pourtant toujours resté un peu circonspect sur les raisons de la hâte : sorte d’extrémité updatée, robotisée des simagrées post-punk de sang d’encre de Joy Div, Siouxsie ou PIL, Xiu Xiu était, est encore, une sorte de bouton-poussoir absolument arty qui assemble tout pour agacer, montre ses fesses exprès pour attiser les cultes, surjoue la démence et la violence avec le plus grimaçante des complaisances. En gros, le pendant numérique et adolescent des Magnetic Fields de Stephen Merrit.

On avait mal lu, on avait mal écouté : à la manière de l’écrivain Dennis Cooper (certainement vénéré par Stewart), qui amasse les pires moments de misérabilisme et de gore social pour trouver le divin de l’intime, les pleurnicheries furieuses, lacérées de barouf digital, de coups de cutter, puis rembourrées de taffetas que sont si souvent les chansons de Xiu Xiu sont en fait des assauts sur la préciosité, des monuments de radicalité tendre. Chacun de leur silence est un défi esthétique, chacune des minauderies de Stewart est un pas-de-bourrée en terra incognita ; son misérabilisme est pure posture pop, le plus beau des prétextes pour fouiller le versant le plus risqué de la pop music, la meilleure justification aux attaques frontales de bruit et aux hoquets électriques qui font systématiquement pâlir les carillons et les lustres de verre. Il n’y a pas longtemps à chercher, sur ce magnifiquement titré The Air force, pour lire la formule. Buzz saw, ouverture sinueuse, et sa suite immédiate Boy Soprano, chanson gigogne, assemblent tellement d’idées, de sons, d’inventions pour se développer qu’elles donnent le plus beau des vertiges, celui du Moderne. Greg Saunier, de Deerhoof, qui est dans les parages depuis toujours ou presque, produit pour la première fois et fait certes beaucoup pour le groupe, en donnant une chambre aux sons, une maison aux instruments d’ordinaire un peu cloîtrés, mais on en laissera au groupe le plus grand mérite : leur attirail de sons, l’invention cruciale de leurs arrangements paraphernaux, mat électronique ou brillance d’acoustique filtrée, laisse pantois. Il y a des précédents sur tous les albums précédents du groupe, A Promise, Fabulous muscles, La Foret, mais jamais les chansons n’avaient semblé respirer de manière aussi radieusement radicale. Les pop songs (Boy soprano, Vulture pian, Bishop, CA) irradient de beauté noire, avancent en bondissant glorieusement au-dessus des trous de bruit ; les ballades s’étalent en ressacs étranges, contournent les diaphonies (Buzz saw), étirent le silence (Wig master), excisent les arpeggio de mélodie (PJ in the street). Un koto un peu raide, qu’on entend passé dans tous les effets du monde, a été abusé tout au long de l’enregistrement du disque : c’est le moindre des mystères esthétiques qui s’amoncellent sur le disque, et qui rendent ses formes si cruciales.

Enfin, il y a tous ces hooks délicieux qui jalonnent presque chaque minute du disque, moments de bravoure tellement nombreux et protéiformes (une basse électronique qui résonne, un snare qui frappe l’air, la voix de Stewart qui rentre dans une pièce puis en sort, la voix de Stewart qui s’accélère dans un nuage de noise pour épeler un mot) et qui achèvent de propulser la forme dans la grâce des mélodies. Ecoutons donc la conclusion de Bishop, CA, rengaine onomatopéique démente (« wolowolowolo hey, wolowolo hey, hey, hey »), qui ne lâche plus l’esprit, et rendons-nous un peu à l’évidence : The Air force, qu’on aborde la forteresse par la droite, par la gauche, par en haut ou par en bas, est un grand, un très grand disque de pop.