N’en déplaise aux esthétes de la hype, le rock ne se limite pas à quelques gimmicks de beaux gosses (moustachus, de préférence) en jean cravate et coupe au bol. Wolf Eyes en est la preuve la plus édifiante. Adoubé par Sonic Youth, ce trio originaire de Detroit dispense depuis 1996 sa profession de foi noise-punk au gré de ses exactions sonores, confidentiellement archivées sur leurs propres labels American Tapes (une cargaison de cassettes pour les aficionados) et Hanson Records (tanière de Kevin Drumm, Nautical Almanac, Galen, Smegma…), avant d’être sacrifiées sur l’autel du grunge. Leurs potes Black Dice signaient quelque temps plus tôt un pacte avec DFA, comme quoi tout est possible en ce bas monde. D’une brutalité et d’une intransigeance inouïe, amplis au taquet et headbanging en apnée, les performances live du trio, auxquelles la discographie fait écho, doivent beaucoup aux pionniers de la musique industrielle et du power electroniçs, Throbbing Gristle et Whitehouse bille en tête, mais aussi au doom-metal de Darkthrone, à l’énergie vindicatrice de Black Flag, au dub abyssal de King Tubby ou encore aux anti-heros de la No-Wave, cette brèche avant-gardiste qui continue vingt ans après à porter ses fruits.

Guitare, voix, bandes, micros, instruments fait-maison et divers détritus électroniques (pas de laptop à l’horizon) servent de matrice à un chaos contenu, beaucoup plus maîtrisé qu’il n’y paraît de prime abord, puisant dans un imaginaire aussi tortueux qu’excitant, voire fun, pour qui fait l’effort de s’y engouffrer. Les titres de ce grand album de RRRock (judicieusement intitulé « Esprit Cramé ») ont le mérite d’annoncer la couleur : Black vomit, Urine burn, Stabbed in the face. Fans de bossa nova, passez votre route.

Abrasive et viscérale, aussi malsaine qu’un film d’horreur cra-cra des années 70, la musique de Wolf Eyes exorcise la part maudite de l’Amérique, pas celle que chantait Joe Dassin, mais plutôt sa frange païenne, ce territoire occulte sondé sans concession par la caméra d’Harmony Korine ou de Cameron Jaimie. Imaginez Lovecraft ancré dans la réalité crasse des teenagers du Michigan, Huysmans revisité par la skate-culture, Parmegiani sous LSD chez Jackass… Wolf Eyes embrasse l’impie, l’absurde et l’abject en un corpus sonore à foutre les jetons aux kids les plus hardcore. Pas cool cette ligne de basse taillée à la machette ?… longues plages d’oscillations analogiques… Ah bon, y’a pas d’instruments ?… coup de boutoir rythmique… vociférations… Putain, mais c’est un bootleg des Swans de 86 ou quoi ???… eeeeeuh…

Retour au lyrisme : les scansions vocales, dignes d’un lycanthrope en rut, se dissolvent dans un magma electro-statique pétri dans le feedback et la distorsion, jugulé par la pulsation sourde de circuits imprimés en bout de course. Half animal, half insane, c’est eux même qui le disent. Ca hulule à perdre haleine, ça suinte par tous les pores et on s’éviscère dans une torpeur moite à coup de tronçonneuse extorquée à Leatherface. Des bêtes, on vous dit. Ces miasmes électroniques auront beau rebuter les auditeurs non avertis, ils ouvrent les vannes à des émotions autrement plus intenses que d’énièmes apprenti-Stooges ou simili-Smiths montés en sauce chaque saison par la diaspora du marketing. Et c’est avec une jubilation de hyène que certaines têtes brûlées prendront goût à cette ode à la putréfaction, cathartique en diable. Soit la quintessence même du Rock, avec un grand R comme Rotten.