Ce sont des disques dont on ne parle jamais. Personne ne se vante de les avoir achetés. Avec leurs pochettes minimales et leurs titres sans imagination, ils vivent à l’écart de l’économie ultra-marketée de l’industrie musicale du XXIe siècle et de son obsession du copyright. D’ailleurs, on ne les trouve pas dans les grands magasins, ni dans les rayons disques qui ne connaissent plus que les CDs, mais dans ces magasins « spécialisés » installés le plus souvent dans ces rues adjacentes des centres villes où ils voisinent avec les devantures occultées des derniers sex-shops. Ce sont tous ces albums de breaks qui offrent, sur deux ou quatre faces de vinyle, les titres originaux qui ont inspiré les rois du sampler hip-hop ; et qui réduisent ainsi à néant la mythologie du crate-digging, ce snobisme qui veut que les breaks ne se donnent pas à vous comme ça, aussi facilement, mais se méritent, par la fréquentation assidue des bacs d’occasion et l’écoute patiente des fruits de votre collecte. Et pourtant, ce sont sans doute les meilleures compilations de musique(s) que vous pouvez acheter de nos jours.

Strictly Breaks est l’une des principales entreprises spécialisées dans ce business éminemment post-moderne. A côté de ses collections « Strictly Breaks » et « Dusty fingers », elle consacre depuis plusieurs années des compilations aux titres samplés par un artiste en particulier. Après avoir débuté de façon assez évidente par De La Soul et A Tribe Called Quest, dont le tribut au sampladélisme est immense, elle a également déconstruit la discographie de Biggie et de Jay-Z, ainsi que celle des bien nommés Beatnuts, dont la réputation d’éclectisme musical n’est plus à faire. Et de fait, leurs Collections (deux volumes parus) sont d’étonnants et réjouissants mélanges musicaux où Serge Gainsbourg voisine avec Roy Ayers et les Electric Prunes. C’est le premier intérêt de ces disques, que l’on retrouve sur ces deux nouvelles sorties, la Beasties collection, consacrée au trio de Brooklyn, ici envisagé exclusivement à travers les sources de son grand oeuvre Paul’s Boutique, et la plus inattendue 2Pac collection, tant il est vrai que le martyr G n’est pas vraiment réputé pour la qualité de ses sons.

Ici, on passe sans transition de Joe Cocker au funk digital de Zapp, puis à l’electro de Strafe et à l’Herbie Hancock 70s (chez 2Pac) ; des cordes tranchantes de Bernard Herrmann au Superfly de Curtis Mayfield, pour aboutir au Sgt. Pepper’s des Beatles après être passé par les Eagles et Isaac Hayes (chez les Beastie Boys). Alors que la cartographie musicale de ces cinquante dernières années n’a jamais été autant cloisonnée et sectorisée, la diversité aléatoire de ces compilations est en elle-même vivifiante en ce qu’elle offre un regard incarné sur la musique, celui des artistes qui ont aimé et utilisé ces morceaux. Il n’y a pas là la stérilisante rationalité classophile des puristes, ni les froides catégorisations du marketing, mais simplement un voyage dans la discothèque personnelle des principaux producteurs de hip-hop de ces quinze dernières années, dont on constate aisément qu’elle ne se limite ni aux oeuvres complètes de James Brown et de George Clinton, ni même aux seuls catalogues soul, R&B et funk (on retrouve ainsi les synthétiseurs FM de Bruce Hornsby sur la 2Pac collection…).

Mais, surtout, la réunion de tous ces morceaux est l’occasion d’expérimenter une nouvelle façon d’écouter et d’apprécier les titres qu’ils ont inspirés ; et d’approcher un peu le mystère qui a entouré leur fabrication. Car, bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser à Keep ya head up, à Hey ladies, à Johnny Ryall ou à California love lorsque l’on retrouve au détour de ces titres les sons à partir desquels ils ont été construits. Mais ça ne ressemble pas à ce que l’on ressent lorsque l’on écoute un remix, ou une reprise ; c’est autre chose, plus proche, par exemple, du plaisir que l’on ressent à reconnaître les influences d’un peintre sur un autre, un plaisir à la fois sensible -on voit ce que l’un doit à l’autre- et intellectuel -on comprend mieux comment le tableau a été construit. Et, parce que les morceaux originels n’évoquent le plus souvent leurs successeurs que pendant quelques secondes -une intro, un refrain, un break-, ces derniers ne se déploient que dans notre imagination, madeleines musicales dont on ne découvrirait le contour qu’en pointillés.

Dans la 2Pac collection, c’est ainsi le monumental California Love, ce triomphe pyrotechnique de l’hubris Westcoast, qui renaît une nouvelle fois en creux autour de ses trois piliers (l’intro du Woman to woman de Joe Cocker, les claviers du So ruff, so tuff de Roger Troutman et le refrain du West coast poplock de son protégé Ronnie Hudson), ni tout à fait différent, ni tout à fait le même, selon cette étrange alchimie du sampling et de l’interpolation que Dre maîtrisait à l’époque à la perfection, avant de retourner à ses origines electro, avec ses productions pour 50 Cent et Eminem. Et le morceau de bravoure de la Beasties collection est cette première face qui, en 9 (neuf !) titres déplie toute la structure sampladélique d’un seul titre, Shake your rump, où l’on croise Ronnie Laws, Rose Royce (avec trois titres différents), The Funky 4 + 1. Et Afrika Bambaataa, le Master of Records, lointain parrain de toutes ces compilations « Strictly Breaks » qui, aujourd’hui, prolongent la tradition d’éclectisme de ses « Death mixes » séminaux.