« A quoi sert un ravissement d’un genre violent s’il n’y a pas de plaisir de ne pas en être lassé. La question ne vient pas avant il y a une citation », écrivait Gertrude Stein dans son recueil Tender buttons, publié à New York en 1914. Cette écrivaine aux multiples pratiques, prompte à dire autrement le réel en tirant les mots par le son et le rythme, me sauve in extremis alors que je dois dire au mieux ce que représente pour moi Tender buttons, le nouvel album de Broadcast. C’est le premier disque paru cette année, déjà exceptionnelle, dont je n’arrive pas à me lasser, y goûtant à chaque nouvelle écoute un plaisir inépuisable, toujours renouvelé. Au-delà de l’information à transmettre, des comptes à rendre à celui ou celle qui achètera cette œuvre musicale enregistrée, ce que je ressens est pratiquement indicible. Il n’y a rien de pire que le langage pour parler de la musique, et pire encore est le langage du critique musical actuel, usé et abusé. A la joie de découvrir quelque chose à partager répond la souffrance de ne pouvoir le faire sans infidélités, tricherie et parfois paresse. Enfin, tentons encore de transcrire.

Dès ses débuts, Broadcast est apparu comme un groupe essentiel, étant donné l’évidence sidérante de sa musique. Musique des sphères, à la fois humble et olympienne, venue d’un âge d’or ancré dans les années 1960, s’inspirant principalement des compositeurs de musique cinématographique (John Barry, Ennio Morricone et ses multiples épigones), des groupes expérimentaux pop-rock de la côte est américaine (The Velvet Underground, The United States of America qu’ils ont largement contribué à faire redécouvrir) et d’une foultitude d’illustrateurs sonores électroniques plus ou moins connus (le BBC Radiophonic Workshop ou Basil Kirchin, récemment disparu). Mais au-delà d’une grille de références et d’influences pertinemment revendiquées et employées, Broadcast a fait la preuve immédiate de sa capacité à écrire des chansons considérables, à inscrire dans ses electro-symphonies de poche des mélodies de premier choix avec la voix limpide et sans failles de sa chanteuse, Trish Keenan. Alors que Haha sound était un album luxuriant et kaléidoscopique, Tender buttons s’annonce comme son envers intimiste et dépouillé. Si le premier morceau, I found the F, me ramène vers un univers familier, force est de s’apercevoir qu’il faisait office d’antichambre lorsque vient me surprendre le titre suivant, Black cat. Le véritable commencement de ce disque est sans équivoque : plus de batterie, ni de basse, ni de synthétiseurs ciselés sixties mais une boîte à rythme hors d’âge et un déluge d’électronicité plus brut que jamais où surnage un riff de guitare répétitif. La musique de Broadcast demeure étrange mais la nature de son étrangeté a changé ; elle m’évoque les premiers singles du label Mute ou Cabaret Voltaire, quelque part vers 1979. Seul demeure ce repère envoûtant qui a gagné en gravité et en profondeur, le chant de Trish, aux prises avec un thème présent tout au long de l’album : l’abandon, le fait de laisser derrière soi choses et personnes. Le père de la chanteuse a disparu durant l’écriture de ce disque, dont certains morceaux peuvent être différemment perçus à la lumière de cet événement personnel douloureux, auquel elle a tenté de réagir en créant de nouvelles stratégies d’écriture pour dire autrement « son » réel présent, sans expliciter sa peine. La chanson America’s boy, single choisi, est un des résultats de ces exercices littéraires de lutte, cut-up forgé à partir d’une grille de mots croisés cryptés du Sun étonnamment féroce envers la guerre préventive américaine en Irak, que la chanteuse a rempli à sa manière, formant ainsi un troublant portrait du soldat, vitrine et victime de l’impérialisme américain.

Tender buttons recèle quelques-unes des meilleures chansons du groupe : Arc of a journey, entrelacement élégiaque d’un vibraphone et d’une nuée de particules électroniques qui se referme sur son propre spectre de bruit blanc ; l’hypnotique Corporeal, chef-d’oeuvre digne des Young Marble Giants qui maintiendraient le cap de leur navette traversant une tempête de météorites ; Bit 35, instrumental qu’on croirait échappé du Testcard EP, pastiche de Library music conçu par le mythique groupe gallois ; Goodbye girls, pop song lumineuse et monstrueuse, fruit de la rencontre rêvée entre les Beach Boys et Joe Meek.

Tender buttons s’achève paisiblement avec I found the end, poignant adieu mélodieux qui vient boucler cet album tout en le renvoyant vers son point d’entrée. La musique de Broadcast vit ainsi une cruciale métamorphose, devenant pleinement ce qu’elle tendait à être depuis son origine : pop concrète, soulagée du joug de la filiation, mature et plus dense, déterminée et magnifique que jamais.