L’excellent label SoulJazz Records, à la tête d’un impressionnant réseau d’archives discographiques, ressuscite le son de la Jamaïque des mid-sixties, tirant des archives du mythique Studio One le chant des rude boys de Kingston. L’occasion d’un retour sur cette époque trouble ou le reggae n’existait pas et ou les sound systems étaient peuplés de gangsters armés jusqu’aux dents.

Lorsque Ivan, joué par Jimmy Cliff dans le film The Harder they come (1972), débarque chez le photographe dans son costume italien et sort son flingue en guise de paiement, il campe le parfait rude boy jamaïcain. Héros romantique dont la Jamaïque populaire s’éprend sur la foi d’une chanson en même temps qu’ennemi public recherché par toutes les polices, Ivan se trimbale en costume étudié, vend de la ganja, baise la fille du pasteur et paye avec son flingue. Mais sous la dorure, se cache un drame. Et si ce personnage, qui finira criblé de balles, fait écho à celui du Johnny too bad que chantaient les Slickers, il fait plus largement écho au destin de milliers de jamaïcains qui, attirés par le potentiel économique, affluent vers Kingston au moment de l’indépendance. Mais dans les governement yards déglingués où ils échouent, dont le plus célèbre reste le Trenchtown ou grandit Bob Marley, l’illusion laisse place à l’amertume. A la survie dans un univers souterrain peuplé des trafiquants, d’affranchis, des criminels et de musiciens. Les rude boys sont ces roses noires qui ont poussé de travers sur le pavé rugueux de Kingston et dont la colère va affecter la culture de l’île.

Lassée par le mento traditionnel et tournée vers un nouveau son, l’industrie du disque qui, depuis la décennie précédente enregistre l’ardente scène locale, présente un attrait évident pour beaucoup de ces jeunes. Un ska vif boostée par le rock’n’roll des 50’s a depuis quelques années détrôné le r’n’b américain et tandis que la guerre fait rage entre les sound systems, entre le Trojan de Duke Reid et le Downbeat de Clement « Coxsone » Dodd, les rude boys occupent le cœur de l’époque. Repris de justice envoyés par Duke Reid pour défaire à coup de lame le public du concurrent, refourgueurs de came et tombeurs de dames, ils pullulent autour des dancefloors et dans les artères de Trenchtown, réglant leurs comptes au grand air, inspirés par les délinquants rebelles des films d’Hollywood. Et pour beaucoup, laissent leur empreinte sur les labels émergeants, le WIRL de Edward Seaga, futur premier ministre (!) ou Treasure Isle de Duke Reid. Studio One, fondé par Dodd, n’est pas en reste et enregistre le son de ces rude boys, cette forme mutante de ska abîmé et ralenti par l’attitude de poseur cool de ces bandits. Un son que l’histoire baptise rock steady. Chez Studio One, le relâchement du rythme y hache la walking bass, ligne de basse généralement continue dans le ska. Le reggae accentuera le phénomène quelques années plus tard en enrichissant l’orchestration, mais les rude boys dansent déjà lentement, sur le demi-tempo du ska. Sur ce beat alangui, Jackie Opel chante You’re too bad, désapprouve ces dangereux rude boys et demande l’apaisement d’un ghetto en feu. Mais le gouvernement et la Jamaïque officielle s’en tapent, alors en face, le jeune Bob Marley engraine les rudies et enregistre Good good rudie. Armé, assoiffé de fric et de justice, il pose fièrement sur la pochette avec les Wailers, cheveux ras et costume noir. Entre les deux, Desmond Baker narre la triste réalité, Rude boy gone a jail. Mélange d’arrogance, de fierté et d’amertume, ce rock steady est la musique de ceux qui ne partagent plus l’optimisme post-indépendance et cachent derrière les vocalises suaves des Parangons un cœur plombé. Une époque dont cette compilation, naviguant entre ska ralenti, reggae roots, dub et rock steady, backé tantôt par les Skatalites tantôt par d’autres musiciens du cru, est le pur reflet.

Les rude boys ont sauvé la face. Ils claquaient des doigts et les filles tombaient. Si problème, pressez la gâchette. Sinon, ajustez votre col et foncez sur la piste. Sappés comme des princes, ces bandits qui planquaient misogynie et violence sous une classe enviée de tous ne vivaient en réalité qu’une sombre histoire. Celle que vivront les mods anglais des banlieues ouvrières, look de dandy pour masquer la merde, rythmique en béton et danse à go-go. Mais le romantisme de la presse occidentale qui envoie des journalistes photographier ces dandys noirs ne dira jamais la détresse qui perle du Many rivers to cross de Jimmy Cliff, l’amertume et l’injustice qui pèse sur le coeur de Ivan quand il débarque à Kingston. Au moment de son indépendance la Jamaïque est un pays cassé, une nation qui n’existe pas et les rude boys en sont le pur produit.