Une compilation, Cowboys in Scandinavia, the new folk sounds from Norther Europe, sortie en janvier dernier chez Fargo, a fini d’entériner le phénomène. Nicolai Dunger, St Thomas, José Gonzalez hier, Tobias Fröberg et, mettons, Mikael Herrström demain : la Scandinavie n’a jamais tant fait honneur à sa réputation de tolérance. Norvège et Suède acceptent en effet que se développe, sur leur territoire et à un rythme effréné, une peuplade suspecte, pour ne pas dire sinistre. Bien qu’autochtones, des individus y sombrent dans l’acculturation la plus totale. Délaissant leur langue maternelle, ils se laissent pousser poils et santiags, vouent un culte aux dresseurs de vaches du Midwest, et arrosent leurs guitares sèches de chansons humides, geintes à plein poumon dans les hautes solitudes de paysages inexplorés.

Pâles imitations de Lee Hazlewood, Neil Young ou Will Oldham, c’est, grosso merdo, tout le bien que je pensais du country-folk nordique, jusqu’à ce que mes oreilles percutent le quatrième album de Thomas Dybdahl, Science. Comme tant d’autres cowboys septentrionaux, Dybdahl est barbu, joue une musique boisée, a publié plus tôt cette année un album charmant enregistré à New York, One day you’ll dance for me New York City. D’évidence, lui aussi s’est gavé, jeune, d’indie-rock US, d’alt-country, d’anti-folk, de freak-folk et d’alt-indie-anti-freak-folk-US-country aussi. Pourtant, sa musique n’a rien d’un décalque. Contrairement à nombre de ses comparses polaires, mais pareillement à la fratrie Herman Dune, Dybdahl a su s’écarter du folklore folk, et puiser dans des musiques plus chaudes, plus sensuelles, plus noires la matière de son émancipation.

Paradoxe : au moment où Thomas Dybdahl s’affirme avec Science comme le folksinger scandinave le plus libre de sa génération, un des plus flagrants modèles de celle-ci, Will Oldham, sort un disque diablement « dybdahlien », The Letting go. Car, si Norvège et Suède découvrent à peine, avec Dybdahl, les vertus de la « dé-will-oldhamisation », cela fait quinze ans que Will Oldham s’évertue, lui, à se dé-will-oldhamiser, à coup d’albums bis, de collaborations bancales, d’identités mouvantes (Palace Music, Palace, Palace Brothers, Will Oldham, et, depuis une dizaine d’années, Bonnie Prince Billy). Gare, toutefois, aux syllogismes spécieux : deux dé-will-oldhamisés ne se ressemblent que s’ils se dé-will-oldhamisent dans le même sens, ce qui, heureuse coïncidence, est le cas ici. De fait, The Letting go et Science, sans renier un certain savoir-faire country-folk, sont deux superbes propositions de black music jouée par des blancs, dans une lignée qui irait d’Elvis à Mark Eitzel, en passant par Tim Hardin, Springsteen ou Van Morrison.

Coté WASP, relevons les crève-choeurs féminins, l’acoustique prédominante (cordes majestueuses, arpèges experts, claviers discrets), la douceur pastorale des mélodies, des paroles et des harmonies, malgré quelques giclées dissonantes (le solo free-jazz de Something real chez Dybdahl ; les envolées fielleuses de Cursed sleep et The Seedling chez Billy). Coté black, il y a d’abord la souveraineté des voix, incroyablement mises en avant, avec ce mélange de suavité veloutée et d’âpreté granuleuse, à la limite du déchirement, qui distingue les grands chanteurs noirs américains, de Smokey Robinson à Al Green, d’Otis Redding à Terry Callier. Il y a ensuite l’embonpoint des basses, l’improvisation qui guette ça et là, la chaleur des cuivres chez Dybdhal, un blues bien senti chez Oldham (Cold & wet), et des compos que n’auraient boudé ni Marvin, ni Curtis (U, I called you back).

Cela dit, Oldham et Dybdahl ne partagent que quatre lettres sur six, et The Letting go n’est pas l’anagramme de Science. Il a d’ailleurs été enregistré en Islande, pays d’origine, mais non d’appartenance, scandinave : cousins, donc, mais pas jumeaux. Le Norvégien fait ainsi montre d’une virtuosité soyeuse, d’une amplitude de registres, dans le chant, les tempos ou les arrangements, qui le distinguent des mélopées plus monocordes de l’Américain. Revers de la médaille, le disque est tellement maîtrisé -les pistes s’enchaînent sans silences- qu’il perd, dans cette perfection un peu trop pensée, le charme de la faille, du dérapage incontrôlé. A cette Science quasi-méthodique, Oldham oppose un relâchement diffus (le « Letting go » du titre ?). Même plus sage que par le passé, et bien que cinglé d’un orchestre classieux, il a gardé de ses meilleurs disques (Lost blues, I see a darkness, Master and everyone) un radicalisme amateur qui l’autorise à aller au bout de chaque humeur, de chaque idée, du rêche à l’apaisé, du frontal à l’elliptique.

J’irai, quant à moi, au bout de cette chronique en soulignant que Science vient d’accéder au numéro un des ventes d’albums en Norvège. A l’heure où un nouveau shérif est, à raison, plébiscité par nos cow-boys nordiques, reste à souhaiter que la ré-will-oldhamisation de la Scandinavie survienne avant la dybdahlisation complète du Will Oldham. Question d’équilibre.