Il y a deux sortes d’originalité. L’originalité subjective est pour quelqu’un le caractère de quelque chose qu’il n’a pas eu l’occasion jusqu’alors de rencontrer, de voir ou d’éprouver, ou ce à quoi il n’a pas pensé par lui-même. L’originalité objective est, au sein d’un groupe de référence ou une communauté, une faible fréquence de manifestations antérieures ou même une fréquence nulle. Les Fiery Furnaces sont sans doute le groupe de rock le plus original qu’il nous soit donné d’entendre aujourd’hui, selon ces deux critères distincts. Inouïe (« jamais entendu auparavant ») pour l’auditeur lambda de rock indépendant, la musique des américains Matthew et Eleanor Friedberger, masculin-féminin, frère et soeur, accomplit comme un androgyne parfait, depuis leur premier Gallowbird’s bark (2003) jusqu’à cette sixième pièce maîtresse Widow city, la synthèse de la matière (chant, guitares, keyboards, basses, batteries) et de la forme (patchworks, mille feuilles, cadavres exquis), de la forme (déstructurée) et du fond (l’autopsie d’un inconscient), des mots (bavards) et des mélodies (flamboyantes), achevant l’agenda Beatlesien de l’harmonie selon nos modalités de réception modernes (une certaine efficacité pop) et post-modernes (la profusion et la confusion comme moteurs de l’imagination). Procédant par collages horizontaux d’épisodes musicaux et greffes de thèmes mélodiques, fonctionnant en balises dans le grand déploiement d’arrangements hyperactifs, Matthew Friedberger emprunte ses dynamiques narratives aux étalons du rock opera (A Quick one et Tommy des Who, Ogden’s nut gone flake again des Small Faces, The Point ! de Harry Nilsson) sans jamais se laisser interner par leurs poids éléphantesques (on est pas chez Genesis), se mouvant de chanson éclair en chanson mammouth avec une virtuosité athlétique, possédée par la grâce brûlante du blues du Delta qui est leur cœur viscéral. Sur Widow city, Matt et Eleanor chantent des histoires folles de femme qui tue son mari, qui s’évanouit mystérieusement, qui attend des lettres d’amour encryptées dans le vent du désert. On y utilise, dans un grand éclat de rires et de peur panique, un Oui-Ja Parker Brothers sur les genoux, des mots magiques, des phrases à l’envers, des chiffres et des codes à déchiffrer devant le miroir, des flashbacks Carrollien, des pays et des gens qui ont des prénoms et des noms de famille à apprendre sur le bout des lèvres, si tant est qu’on se donne la peine de se mettre au boulot de décryptage, un précis de grammaire égyptien dans la main. Immergé dans la ville de la veuve, tout un parcours kafkaïen, pynchonien, est à parcourir, du Tribunal au Château, de la Zone à Malte, du terrier et ses réseaux neuronaux à la parfaite lumière d’une métamorphose, en galeries de portraits et de personnages, de chausse-trappes et de culs de sacs, comme un gigantesque et foisonnant album-cerveau, où les ramifications de l’esprit s’ouvrent en coqs-à-l’âne mélodiques et où les mouvements des corps sont des bridges de batteries compressées ou des soli de guitares prog’. Un plaisir inédit de notre époque musicale, décidément, une proposition fabuleusement généreuse d’hyperdensité pour s’immerger et se perdre, dans le feu de l’action, des histoires, des personnages, et des mélodies supérieures.

Livre ouvert sur une ville entière et rêvée, Widow city aurait été écrit à partir de publicités de magazines féminins des 70’s, d’un Ouija-Board imaginaire pour que Matthew mime une télépathie de l’inconscient de sa soeurette, et de coupures de presse de magazines new-yorkais. La musique, elle, aurait été suggérée par l’observation dans le noir (!) des albums de Led Zeppelin ou de Van Morrisson, tenus dans la main droite en composant au piano de la main gauche. Tous ces mythes qui rajoutent aux mystères, où le hasard serait seul démiurge, sont cependant contredits par l’extraordinaire à-propos des chansons, rock-pop tordu à jouir tout de suite, leurs arrangements, assemblages vertigineusement érudits d’influences 60s et 70s, et leur dimension illustrative, narrative, littérale. A analyser ou à vivre, selon l’humeur, ainsi : un long basson et des tablas altérés dans la musique d’attente de The Philadelphia grand jury, quand le personnage attend le verdict de son procès, un long break de synthétiseur dans Ex-guru pour évoquer une tempête, un solo de guitare à la fin de Cabaret of the seven devils qui compte jusqu’à sept, un bruit de train dans Japanese slippers qui illustre le train de la chanson, etc. Littérale, la musique des Fiery Furnaces l’est ainsi autant par l’adéquation des moyens aux fins qu’ils se sont donnés que par la prolixité verbale, verbeuse, la scansion illimitée, le parlé-chanté en flows hypnotiques qui traverse chaque titre comme un courant continu haute-tension. La voix d’Eleanor est le fil rouge, le fil d’Ariane dans les méandres du cerveau de la veuve, la pelote qu’il s’agit de démêler et de dénouer pour retrouver son chemin. Et par leur voix, les Fiery Furnaces sont intimement liés à une tradition de la lettre et de la parole, qui irait de la Pythie de Delphes à la Pentecôte : « sacrifier un second serpent à Zeus », « immoler un veau », « Jean baptisait avec de l’eau, maintenant avec du vin », une référence à Antioche, la ville des premiers chrétiens, toutes ces allusion qui renvoient aussi au nom du groupe : les fiery furnaces, les « fours ardents » , expression biblique issue du Livre de Daniel, lorsque les juifs sont en captivité à Babylone et que Nabuchodonosor construit une idole en or devant laquelle ils doivent se prosterner. Les juifs refusent cette humiliation et Nabuchodonosor les jette dans des « fours ardents ». Où ils restent intouchés. Toute la créativité des Fiery Furnaces est sans doute à relier à cette origine scripturale de leur nom et c’est à un vrai travail d’exégèse et de décryptage de signes et d’invocations qu’ils nous convient, dans lequel il nous incombe de démêler le vrai du faux, séparer le pur et l’impur, distinguer le spirituel et le temporel, la grande culture et la pop culture : sans doute le plus beau défi que puisse nous lancer un groupe de rock aujourd’hui. Ouvrez le livre.

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