Et si le léninisme n’avait été qu’un dadaïsme ? Et si la révolution d’octobre n’avait été, dans l’esprit de Lénine en tous cas, qu’une vaste farce, une mauvaise plaisanterie à une échelle gigantesque, un immense terrain de jeu conçu tout exprès pour appliquer, aux dimensions d’un empire, les préceptes nihilistes et désopilants du dadaïsme ? Hypothèse absurde, évidemment. Voire. Car si l’on se replonge avec Dominique Noguez dans l’histoire de la deuxième moitié des années 1910, juste avant que la révolution russe change la face du monde et oriente de manière décisive le cours des sept décennies à venir, on découvre des coïncidences curieuses. Pourquoi personne n’a-t-il jamais relevé le fait que Lénine, alors en exil, a habité Zurich au moment de la naissance de Dada, en 1916 ? Mieux : dans la même rue que le célèbre « Cabaret Voltaire », lieu de rencontre des pères fondateurs et épicentre du mouvement ? Cabaret dont il ne s’est pas contenté d’entendre les bruits aux petites heures de la nuit depuis son appartement, mais dont il a poussé les portes pour aller y faire la fête, lui, l’amateur de plaisirs nocturnes, de chansons à boire et de spectacles légers ! Qui dit que ce ne sont pas les « da », « da » joviaux poussés en tapant du pied par ce petit russe aux joues rouges qui, par des voies détournées, auraient débouché sur le mot qui donnera son nom au mouvement ? Et comment ne pas conclure à une proximité plus qu’étroite du futur leader de la révolution russe avec Tristan Tzara lorsqu’on constate, sur la foi des preuves graphologiques avancées par Noguez, que c’est Lénine qui a écrit le poème « Arc » traditionnellement imputé à ce dernier, couché sur le papier vers 1917 et publié pour la première fois en 1918 dans la revue Sic avant d’être repris dans le recueil De nos oiseaux ?

On a eu un peu de peine à trouver de l’intérêt aux récents travaux de Dominique Noguez (le sympathique Vingt choses qui nous rendent la vie infernale, le très dispensable Avec des si, etc.), mais on ne se fera pas prier pour dire à quel point ce Lénine Dada, initialement paru chez Robert Laffont en 1989 (quelques mois avant la chute du Mur) et très opportunément réédité ces jours-ci par le Dilettante, est un chef-d’oeuvre d’intelligence, d’humour et de rigueur universitaire. Car même si la thèse centrale du livre peut sembler farfelue, la documentation réunie et les sources consultées sont de première qualité ; 35 pages de notes en témoignent, que l’auteur a d’ailleurs cru bon de faire précéder d’un avertissement indiquant que « toutes les citations, toutes les références, tous les documents produits ici sont strictement authentiques ». C’est qu’il ne faut pas se méprendre sur le sens de cet admirable travail, qui est tout sauf une blague (ce que d’aucuns, au terme d’une lecture trop rapide, ont cru y voir) : en dépit d’un ton plaisant, il propose une hypothèse parfaitement sérieuse et, toute dramatique que soit la chose concernée (en tous cas, ses conséquences historique, goulags et compagnie), pas si absolument incrédible qu’on pourrait le penser. En jetant des passerelles entre les débuts de la révolution russe et les préceptes théoriques de Dada, Noguez jette le trouble et se demande si l’une ne serait finalement pas une sorte d’application consciente et radicale de l’autre : même goût de la contradiction (dire une chose et faire le contraire, consacrer un principe avec une conviction totale puis se dédire une semaine après et faire comme si tout était normal), même négation de tout (de l’homme, de l’art, de la vie, de la valeur de quoi que ce soit, et pour ce qui concerne Dada, de Dada soi-même), même appétit de destruction et de pulvérisation du monde. « Tudez, saignez, écorchez, massacrez, Corne d’Ubu ! Décervelez, tudez, coupez les oneilles », hurle Ubu, grand précurseur de Dada. Mais qu’ont-ils fait d’autre, les bolcheviques ? Qu’a-t-il fait d’autre, le camarade Lénine, quelques années après avoir fréquenté Ball, Tzara, Janco ou Arp dans les fumées du « Cabaret Voltaire » ? Et toujours avec ce petit sourire en coin qu’on remarque sur les photos, ce « sourire qui ne trompe pas » ?

« Quand Lénine Dada a été écrit, note Noguez dans la courte postface de cette réédition, Lénine, par successeurs interposés, régnait, triomphant et indéboulonnable, sur un empire homogène. Moins d’un an après la parution, le mur de Berlin est tombé et M. Gortbatchev entamait les réformes qui allaient conduire à la fin de l’URSS ». Evidemment, aujourd’hui, il faut un petit exercice mental pour se remettre dans le contexte de l’époque, une époque où l’héritage de la révolution russe, l’héritage du léninisme donc, représentait en gros la moitié de la puissance mondiale et plusieurs centaines de millions de personnes (celles qu’il n’avait pas encore tuées). Mais rétrospectivement, à présent que la page de la révolution russe est tournée et que le bilan en a, pour l’essentiel, été tiré, l’effet de l’hypothèse dadaïste de Noguez n’est, peut-être, que plus frappant. Car au fond, n’est-elle pas l’évidence même ? Le socialisme à la soviétique n’a-t-il pas été, plutôt qu’une doctrine politique, un manifeste absurde déguisé en doctrine politique ? Un monstre nihiliste, délibérément construit, en guise de geste poétique et dadaïste, par le grand Lénine, et ensuite légué par celui-ci à un homme dont il savait qu’il continuerait fidèlement son oeuvre, mais au premier degré, lui, c’est-à-dire Staline ? Et Noguez de poser la question : choisir cette brute analphabète de Staline pour successeur, lui confier la conduite d’un empire et le propulser au rang de héros mondial, n’était-ce pas, pour Lénine, le plus génial, le plus effroyable geste esthétique, « l’exploit le plus dadaïste de sa vie, et sans doute du siècle ? ». Bref, Lénine Dada, c’est la plus courte et la plus percutante des histoires de la révolution russe. Un panorama du vingtième en abrégé. Une plongée dans le vrai secret du siècle. Une perle, dont on espère qu’elle sera autant (et plus) remarquée et lue dans ces nouveaux habits qu’elle l’a été dans les premiers.