Cette chronique souhaiterait, en premier lieu, déplorer une certaine paresse qui finit par s’installer lorsque vient le temps de parler d’un nouvel album d’un groupe aussi fécond et versatile que Stereolab. Les années et les disques passant, il est probable que bien des fans et critiques aient cédé à une désaffection, ou plus précisément à une habitude de la surprise, face à cette organisme en mutation perpétuelle, à l’extension infinie devenue prévisible de son domaine : krautrock, easy-listening, free-jazz, bossa nova, minimalisme, psyché-pop, electronica… Stereolab a fait de la juxtaposition des genres un syncrétisme musical qui est devenu sa marque de fabrique. Au-delà de l’adulation, de l’indifférence, des clichés ou des insultes peu amènes qu’un hebdomadaire culturel français lui assène depuis plusieurs années, il faut tenter de cerner ce que peut représenter cette oeuvre : un art de composer qui est une célébration de la discothèque comme lieu du génie commun, doublé d’une écriture littéraire qui est une célébration de l’humanité comme génie du lieu commun. Prendre Laetitia Sadier et Tim Gane pour des « neuneus », dans le fond, c’est le plus beau compliment qu’on puisse leur faire. Il y a un regard à hauteur d’enfance qui est autant précieux que rare chez Stereolab. Ni messie, ni christ, enfant, humain, et c’est marre.

Margerine eclipse a vu le jour sous un double signe : la mort brutale en décembre 2002 de Mary Hansen, seconde chanteuse et guitariste, et la construction du studio d’enregistrement du groupe en France, symboliquement baptisé « Instant 0 ». Une première écoute fait immédiatement ressurgir cet univers familier qui brasse et bat les cartes musicales du tendre, joue avec sa propre histoire (Margerine rock) ou explore de nouvelles galeries (les hilarantes dernières minutes de Dear Marge). Plus que jamais, Stereolab mérite son nom, avec un travail aussi discret qu’inventif sur la stéréophonie, dans la lignée des grands disques pop millésimés 1967 : Sgt Pepper’s lonely hearts club band, Odessey & miracle ou Forever change.

Néanmoins, cet univers finit par apparaître complètement transformé, plus fluide, libéré de ce rapport direct à la discothèque qui pouvait aboutir à une forme de maniérisme, dans le sens où il sonne, pour la première fois, comme du Stereolab à part entière, ce que nous a volontiers confirmé Laetitia Sadier : « J’ose espérer qu’il soit plus dans le ressenti et moins dans l’idée purement cérébrale qui a tendance à animer Tim, l’aspect matériel et corporel d’une chanson. Je pense que nous avons encore des progrès à faire dans le domaine du ressenti, et c’est vrai qu’avec ce nouveau disque, nous marchons vers une libération, une forme moins aliénée, plus naturelle du groupe ». Ce « ressenti » puise sa source dans l’absence de Mary Hansen, et c’est ce qui donne à Margerine eclipse cette courageuse tenue, cette poignante ferveur, tant dans la musique que dans les textes. « Le disque entier lui est dédié, nous l’avons fait pour elle, et même je pense avec elle. C’est une chose terrible que d’être mis en face de la non-vie, que ce soit dans la mort d’un proche, ou dans la dépression. Je pense qu’un des fondements de notre groupe est la recherche de l’endroit ou l’on vit, où il y a création de vie en tournant le dos à la non-vie. Et c’est peut-être vrai que le fait d’avoir perdu notre chère amie Mary nous a fait réagir ».

Grand disque pop, grand disque de pop rhizomatique, et plus que tout grand disque de vie, qui transcende l’amour de la musique pour l’amour de la vie. S’il n’en reste qu’un…