Dans le peloton de tête des empêcheurs de tourner en rond, les Sleaford Mods (Jason Williamson à la voix, Andrew Fearn aux machines) se posent là. Il faudrait un jour relocaliser l’Angleterre sur la carte de la révolte anti-establishment, dont ce duo de grandes gueules certifiées working class de Nottingham constitue sans doute l’un des plus beaux fleurons récents, renouant avec une tradition qui se perpétue de génération en génération, de John Cooper Clarke à Billy Childish en passant par Mark E Smith. Leur musique respire l’Angleterre industrielle du Nord à plein nez: la brique moite, les torrents de pluie et l’ennui, le pub glauque et la fraternité ouvrière, les roulements de R et la Northern Soul, le taux d’alcoolémie dans le rouge et le sarcasme bien balancé, les pompes bien cirées et la pinte débordante de mousse. Ici, la poésie est désabusée, avec l’arrogance de ceux qui ne courbent pas l’échine et qui n’ont que la révolte, l’amitié et la fierté collés aux basques pour pallier au désoeuvrement et à l’unemployment. On se croirait projeté dans l’Angleterre des films d’Alan Clarke ou de Bill Douglas, les postillons et la baston en option. Ils détesteraient qu’on dise cela d’eux, balanceraient une vanne à vous sécher sur place. Fierté contre empathie, c’est de bonne guerre.

Tout au fond de la souricière des villes industrielles d’Angleterre subsiste et demeure encore l’humain, droit et fier, celui qu’on ne voit jamais dans les medias, qui n’a pas droit à la parole mais qui n’a pourtant pas dit son dernier mot. Sur Divide and Exit, il se tend comme un arc et vous crache à la gueule un slam avant-gardiste à l’anglaise, sans concession; pas de l’émo-demago façon Grand Corps Malade ou Stromae, pas de bons sentiments déversés façon variétoche-djembé, mais du stand-up pas loin de la performance et des mots qui tabassent plus fort qu’un coup de boule, avec de la déconne acérée et des punchlines à revendre, sur fond de boîte à rythmes aussi efficace que rudimentaire. Tempo à haute tension, grosse ligne de basse qui groove et débit trépidant de Williamson – torse bombé, reniflant et tressaillant à chaque nouvelle interjection. Les mots sonnent et trébuchent comme du Joyce, for real. A l’intersection admirable de la high culture et du fish & chips. D’ailleurs, il n’y a qu’à appuyer sur un bouton, ce que l’un des deux ne se prive pas de faire, se contentant en live de boire sa canette de bière en toisant le public, comme une réincarnation de Bez dans les Happy Mondays. Entre rave culture de pub et Wu-Tang-Clan des cités ouvrières. Divide and Exit est leur troisième album, qu’on s’le dise. Et il est signé sur le label préféré des noise freaks.

Les Sleaford Mods ont un putain de swag et le sex-appeal des ingrats. Et ils se foutent de notre gueule en plus, nous traitent d’ânes bâtés en hennissant la tête haute. De l’art ancré dans le réel pour ceux qui ont renoncé à l’art – ou qui y croient encore, ce qui revient au même. Trop de chemin à faire, trop de saloperie humaine, trop de dégueulasserie mondaine, trop d’enfants gâtés, trop de condescendance et d’humiliation. La lutte des classes n’a jamais été aussi violente qu’en ces années 2010, mais tout le monde fait mine de ne pas le savoir. Sleaford Mods, c’est un peu La Cave de Thomas Bernhard revisitée en 2014. Lucidité virulente des déclassés et syndrome de Tourette des petites frappes viriles. Ca braille et ça claque avec classe, les « fuck off », les « cunts » et les assauts contre la petite bourgeoisie aux goûts de chiotte (« High-fashion dogshit »), celle qui va docilement glisser son bulletin dans l’urne en croyant bien faire, qui passe sa vie à tweeter (« Tweet Tweet Tweet Hit« , un vrai tube qui déboîte) et qui s’extasie sur le dernier Four Tet (c’est eux qui le disent). Des mots animés par la rage et le désespoir. Des mots qui cognent et déversent une bile hilarante, exprimant le désarroi, la colère et le mépris profond pour tout ce qu’incarne notre société hygiénique et bien-pensante, avec ses groupes indie à la bonne coupe et aux bonnes manières, sa techno aseptisée et son public-troupeau qui lui ressemble – celui qui passe son temps à conspuer le capitalisme alors qu’il en est l’incarnation même (« The cunt with the gut and the Buzz Lightyear haircut, calling all the workers plebs« ). Parfois, il suffit juste de dire non.

Avec Sleaford Mods, on entend enfin une voix discordante qui gratte là où ça démange, pas celle d’une classe politique empêtrée dans des mauvais diagnostics d’un extrême à l’autre, pas celle d’une intelligentsia pleine de morgue qui vous enterre vivant, mais des êtres humains en chair et en os qui en ont ras le cul des sérénades pour endormir les moutons de Panurge. Et qui exercent avec brio leur sens de l’observation du quotidien sous ses coutures les plus abjectes, renvoyant l’individu à sa responsabilité morale et à sa condition de déjection humaine qui ne cherche qu’à exercer son ascendant (« Nicked your biscuits, laughed with your mates, wanked in the toilet, you fucking tit rifle« , qu’est-ce qu’on ne donnerait pas pour une tagline pareille). On est à deux pâtés de maison de The Streets et à une traversée de la Manche de Cheveu, mais bon sang que ça fait du bien de voir des têtes de mule pareilles. Des punks, des vrais, pas des fils à papa qui ont juste chopé la panoplie en kit.

Ecouter les Sleaford Mods, c’est se remettre une dose de niaque quand on se retrouve de jour en jour gangréné par une gentrification galopante et qu’on n’a plus les moyens de lutter. C’est hisser le drapeau noir en sachant très bien que le combat est perdu d’avance, tout en raillant les vieux idéaux mal dégrossis. C’est se frotter à l’adversaire pour échapper à l’adversité. C’est chercher la merde pour mieux vous mettre le nez dedans. C’est foncer dans le tas car on a plus rien à perdre. En rigolant crânement et en commandant une autre tournée. On a eu l’Europe qu’on méritait, celle des oubliés qui s’agrippent à la première branche venue et la tronçonnent dès qu’ils sont assis dessus. Pas le choix quand il en va de la survie, qu’on en finisse avec les leçons de morale. L’Angleterre a aussi ses prolos qui vomissent le système, mais quand ils ont le charisme, l’énergie et la drôlerie acide des Sleaford Mods, on a envie de trinquer avec eux et de partir au combat en leur tapant chaleureusement dans le dos. Et l’on sera heureux pour eux le jour où ils seront devenus de vraies popstars et qu’ils demanderont des cachets mirobolants en dressant le majeur. Et qu’alors, peut-être, ils auront enfin pris leur revanche. No fuckin compromise, la révolution ne fait que commencer.