Quels points communs entre un folkeux néo-hippie signé sur un label chrétien américain et un canadien adepte de psych-dance dont le disque sort chez Leaf, label electro-ambient anglais ? Au moins deux : d’abord, le label du premier (Richard Youngs) est une sous-division de Secretly Canadian et le deuxième (Caribou, ex-Manitoba) est canadien d’origine -le Canada serait donc une terre (symbolique ou réelle) d’élection pour les meilleurs talents du moment ?- ; ensuite, tous les deux semblent, au delà du caractère innovant, original de leur musique, avoir subi l’influence d’un des meilleurs groupes psychédélique des glorieuses années 60, les Silver Apples.

Avec les albums Silver apples (1968) et Contact (1969), Dan Taylor, le percussionniste, et Simeon Coxe, le chanteur et leader du duo, ont créé une oeuvre entre toute singulière et très en avance sur son temps : leurs oscillations électroniques accompagnées de percussions métronomiques au fort pouvoir hypnotique évoquent autant le Krautrock allemand, le primitivisme low-tech de Suicide que la techno à venir. A ses débuts groupe quasi progressif nommé « The Overland Stage Electric Band », les Silver Apples (dont le nom est inspiré d’une poésie de W.B. Yeats) deviennent vite le seul fait des deux membres fondateurs et se concentrent sur la dimension électronique de leur musique. Cela grâce surtout à Simeon Coxe, jeune savant fou, qui créé son propre synthétiseur, doté notamment de neuf oscillateurs. Pour actionner les 86 commandes de son « Simeon », il utilise aussi bien les mains, les coudes, les genoux que les pieds. La transe pop-électro-psychédélique répétitive des Silver Apples mélange logorrhées verbales à la Can, rythmiques métronomiques à la Neu, mélodies pop, fréquences radios scrollées au hasard et bourdonnements futuristes. Le groupe est encore et toujours d’avant-garde, même s’il a été énormément pompé (Monshake, Laïka, Stereolab, Broadcast).

Des Silver Apples, l’écossais (de Glasgow) Richard Youngs a surtout conservé sur son déjà septième album les chants incantatoires, cette voix plaintive, gutturale, atonale, qui le fait aussi sonner parfois comme son cousin d’Amérique Arthur Russell. The Naïve shaman porte bien son nom, se composant quasi exclusivement de longues mélopées psychédéliques (cinq seulement pour tout l’album) sur lesquelles se posent les arabesques verbales du chanteur. Percussions folles, boucles de basses très profondes, guitares progressives, vocaux flottants, drones acoustiques, sons triturés organisent un espace mental hypnotique, introspectif et comme retiré du monde. Créé sur ordinateur, à la maison, le disque explore la capacité du son à moduler, interférer, modifier la notion commune de chanson, la technologie étant ici considérée comme instrument à part entière (sans pour autant tomber dans le travers IDM-laptop, mais en gardant une chaude organicité des différents éléments). Après vingt ans de carrière, des collaborations fructueuses avec Makoto Kawabata (Acid Mothers Temple), Simon Wickham-Smith, Sunroof, Vibracathedral Orchestra, Damon & Naomi ou Neil Campbell, Richard Youngs propose là sans doute son meilleur album : une exploration magique des limites du son et de la mélodie, une véritable expérience, au sens le plus 60’s du terme.

De son côté, Caribou, aka Dan Snaith, a retenu de la leçon Silver Apples, le foisonnement rythmique, la répétitivité percussive, rendues extrêmement modernes par un traitement sonore d’une densité et d’une intelligence folles. Sur Brahminy kite, avec ses samples de batteries et son bourdon continu, la voix de Simeon Coxe semble revenue des morts pour chanter son mantra, douce et inquiétante à la fois. Des prises de sons particulièrement soignées, alliées à des parti-pris de mixage (gros travail d’automation, certaines pistes semblant gonfler en volume de façon complètement intempestive), font de ce disque un petit bijou acoustique. Généralement catalogué « électronique », la musique de Caribou semble bien être passée au travers de divers filtres et effets numériques, mais reste tout à fait organique, primitive, essentielle. Des textures 60’s (grain rêche de guitares, violoncelles pop, harpes ponctuelles, chambres d’échos) surprennent l’auditeur au sein de longs morceaux hypnotiques, tout à fait Krautrock (Bees), quand d’autres titres évoquent le sampling fou et chaud de Dj Shadow (Lord Leopard) ou le classicisme folk de Townes Van Zandt (Hello hammerheads). Le travail rythmique fait alors place à de vraies chansons, susurrées doucement, voix doublées, aux mélodies vintage et entêtantes. L’album part comme ça un peu dans tous les sens, prenant sans cesse l’auditeur à contre-pied, le réveillant de torpeurs qu’il a également provoquées.

Voilà donc deux très beaux disques, chamane à leurs manières respectives, jouant de deux belles façons le grand jeu de l’hypnose, de la répétition et de la différence. A ne pas manquer.