Parce qu’elle n’a pas un cerveau d’architecte, parce qu’elle ne compose que pour elle et son monstrueux talent de performer, la diva minuscule Regina Spektor ne sait pas faire des disques. Ses arrangements, tout acculés à la frontalité de concerts la main dans la main, les yeux dans les yeux (sans grand piano, juste avec un petit piano électrique, pour éviter les regards obliques), elle les accouche tout entier, sans les penser, sur son clavier, main gauche qui fait la basse, main droite qui bâtit les lignes à fredonner, de la gorge pour le reste du monde, la la la en plein, sifflantes qui font les cymbales, labiales qui roulent les bass-drums, sauts d’octave qui font tonner l’orchestre. Il faut la voir une fois, accrochée à son petit clavier, mimant les graves et les aigus avec sa colonne, pour comprendre à quel point le talent clignotant de la new-yorkaise roule sa bosse dans un ailleurs total, à des lieux de notre musique, de notre époque qui dit que la forme peut massacrer le fond, et que chanter à tue-tête c’est mal. Evoluant en cycles simples, l’écriture de Spektor, c’est en réalité une suite d’événements pour voix, monologues, didascalies ou pouet de trompette, faits et gestes composés, qui n’existent que par son corps qui expulse, et sa bouche qui fait vibrer. Facile à lire, impossible à synthétiser. On a donc pu souvent la confondre avec une chanteuse à voix, un truc à rôles un peu baroque, tout à fait en phase avec sa bio charmante (la puce est russe) ; on a aimé la voir sautiller dans le cortège anti-folk, pour sa mine hirsute et ses quelques topical songs qu’elle chantait la bouche en coeur. Puis on l’a vue, en vraie, faire son art avec son corps, et on a mieux compris : Spektor ne vibre vraiment que quand elle est là, assise au milieu de la pièce. Quand elle se frotte à vous. Son petit corps est monstrueux. Et quand il s’agit de le dépecer, de l’aplatir, la déconfiture ressemble forcément à une trahison. Evidemment, captation impossible d’oraisons sauvages, ou recréation pénible, cheveu par cheveu, de sa pandémique aura, le choix était déchirant d’autant qu’il était forcément caduc. La version piano proche, voix nue, n’est pas l’évidence même, Spektor n’est pas classe.

Sans trop se poser de questions, la chanteuse a plongé tête bêche dans le bizarre, le bizarrement laid, ou le bizarrement beau ; elle s’est laissée fourguer le tâcheron David Kahne ; elle a épongé douze morceaux, au hasard, de son énorme répertoire ; et puis, surtout, c’est terrible, mais c’est aussi drôle, elle a fouillé la banque de sons de son piano midi, et en a répandu plein de matières cradingues dans toutes les couches. Le résultat est donc curieux, moins bien arrangé que tabassé, bricolé. Kahne surcompresse tout, tente de normaliser autant que faire se peut la voix, qui continue à pousser de tous les côtés ; le son est gros mais tout en bois ; le corps des chansons est toujours fait de rythmes et notes, piano et râles entrelacés, et les pouet de synthés, les nappes de DX7 totalement à l’ouest, les beatbox doublées de batterie salement enregistrées ne servent à rien, sabotent sans faire sombrer, surlignent ce qu’on entend déjà. Que reste-t-il des chansons viandeuses de Spektor, sur ce Begin to hope ? On les aimait, on les adorait presque toutes en version bootleg, avec le public qui rigole, et ici, rien n’y fait, on ne peut se résoudre à en entendre une seule comme étant la version définitive, et la dame s’en fout. Coup dans l’eau, Spektor continue à clignoter, ce disque est raté, et en même temps, il contient douze chansons de Regina Spektor interprétées par Regina Spektor, donc, théoriquement, c’est un chef-d’oeuvre.