Amnesiac, cinquième album de Radiohead, produit par Nigel Godrich, commence par Packt like sardines in a crushd tin box : une petite intro de percus orientales, bientôt rejointe par un beat electronica, une bass-line synthétique, un bleep métronomique, puis la voix planante de Thom Yorke, par moment déformée, égrenant une mélodie plaintive et répétitive. Amnesiac reprend donc les choses là où les avait laissées Kid A : sur sa lancée electronica, entre pop avant-gardiste et opportunisme moderniste, loin du format couplet refrain de The Bends, conservant les structures alambiquées de Ok computer, y greffant des expérimentations électroniques ou jazz. Enregistré en même temps que Kid A, il serait le pendant plus accessible de son aîné aventureux.

Mais il est plus que cela : album fourre-tout, mariant les genres et les influences, il apparaît comme une mise en abyme rétrospective d’un travail de longue haleine, d’une recherche musicale et d’une identité singulière, le disque d’un groupe autiste et paranoïaque, tournant invariablement autour de ses obsessions et de ses oripeaux idiosyncrasiques (guitares claires en accords mineurs spiralés, chant plaintif, electronica impressionniste), par auto-citations et anamnèses. Ainsi cette inattendue reprise de Morning bell (un titre de Kid A), ou ce You and whose army avec sa petite guitare, ses choeurs gospels et un chant malade, qui ressemble d’abord à un standard de jazz sous méthadone, avant que les « Come on, come on, come on » répétés plaintivement ne rappellent définitivement le morceau Karma police sur Ok computer.

Le disque oscille ainsi entre old fashion et new school, comme un condensé de Radiohead, un cadavre exquis ou un pot pourri de tout ce qui définit le groupe, sans souci de cohérence ou d’unité. On passe du lyrisme très conventionnel de Pyramid song (nappes sonores à la Ligeti, envolées de cordes, accalmies, reprises, tout en pics épiques) à l’electro de Pulk/pull revolving doors, avec une rythmique autechrienne sur laquelle se pose une voix déformée et atonale, robotique et vocodérisée. Des petites phrases de pianos surgissent par instant, minimales et subliminales, comme le refoulé mélodique d’un groupe touché par la froideur et le concept…

Ainsi le sens d’Amnesiac serait à prendre au pied de la lettre, comme le travail de mémoire que le groupe ferait sur lui-même, sur son histoire et sur celle de la musique en général, comme un disque compilatoire et décousu, une auto-analyse musicale, entre le jazz de Mingus (Life in a glass house), le blues basique (sur I might be wrong, qui rappelle plus Personnal Jesus de Depeche Mode que Skip James), la musique contemporaine (Nono, Ligeti, Messiaen et les ondes Martenot), le rock prog’ épique (Dollars and cents), l’electronica abstraite (Like spinning plates). Comme une entreprise post-moderne qui mélangerait le général et le particulier, le chronos et le kaïros, en une monstrueuse mixtion d’universel et de singulier.

Entre l’emphase et la retenue, la tradition et l’avant-garde, Radiohead mélange les genres et les époques, et se tient sur la ligne fragile de sa mémoire, tentant désespérément de retenir l’essentiel, car comme il est hurlé dans You and whose army : « You forget so easily ».