En tous lieux, en tous pays, l’appropriation du legs colonial par les populations dominées donne naissance des créatures fantastiques. C’est ainsi que la tératologie devient une branche de l’ethnomusicologie. Quand les Anglais prirent position en Inde en investissant trois villages, engloutis aujourd’hui dans la ville tentaculaire de Calcutta, nouveaux maîtres des lieux (après les Portugais), ils imposèrent leur présence par les mêmes emblèmes qu’eurent à connaître les « cousins » d’Amérique : un fort, une cavalerie, des fanfares. Un pouvoir, son bras armé et sa voix. Une fanfare, c’est la voix de son maître. La contrefaire, c’est le contredire. On imagine sans mal ce qu’il y eut de jouissance ironique à s’emparer des cuivres prestigieux de l’armée des Indes pour leur faire chanter la louange de Krishna ou du seigneur Rama. Emportés par le barrissement des saxhorns et les trompettes pétaradantes qui forment un piédestal instable aux clarinettes piaulant à qui mieux mieux, on se laisse volontiers prendre à ce qui nous apparaît comme un mirage néo-orléanais à la mode indienne. Car, trébuchant sur des percussions de toutes sortes, dholak autochtone et caisses-claires militaires, ces hordes mal peignées font preuve d’un enthousiasme dans lequel les vestiges d’une ardeur iconoclaste peuvent bien s’être fondus dans une simple joie de sonner sans pour autant disparaître tout à fait.

Chants patriotiques, d’amour ou de dévotion, couplets humoristiques, chansons de mariage, danses et même ragas, tout est prétexte à mettre en branle, sur un mode quasiment immuable, cet étonnant équipage. Son organisation, plus concentrique que stratifiée, oppose une sorte de chœur au brame flou, une clameur grave et bredouillante, au vibrato perçant de clarinettes embouchées comme des shenaï. Entre ce large cercle aux contours indéfinis et son centre éclatant, grouille une limaille cuivrée, tout entortillée dans une ornementation profuse et comme sous pression. Ces trompettes et cornets évoquent à l’évidence celles des tziganes des Balkans, attestant leur lointaine origine sans qu’il soit nécessaire de recourir à la génétique des populations. Quand ce train cahotant s’ébranle dans les rues de Calcutta, on est transporté très loin des salons de musique auxquels nous aurions tôt fait de réduire, vu d’Occident, notre image sonore de l’Inde. Deben Bhattacharya, grand ambassadeur de l’Inde et plus largement de l’Asie, par ses enregistrements, ses documentaires et ses livres innombrables, a pris soin de capter le Mehbooba Band à ciel ouvert, dans les rues mêmes qui sont son élément, ce qui le replace dans une vraie perspective. Document étonnant, drôle et touchant, à la fois témoin d’un écart et de la vraie vie de la musique, ce beau jalon de la collection « Signature » de Radio France justifie pleinement son nom car, au-delà même du simple témoignage d’une réalité sonore, il se soucie d’assigner une place à l’oreille qui l’écoute. Une place qui n’est pas neutre.

Fanfare Mehbooba Band (clarinettes, cornets, trompettes, saxhorns basses, percussions). Enregistré à Calcutta en février 2000