On ne peut que saluer, à l’écoute des rééditions de ces deux perles, l’initiative du label français Tabou1, qui, loin de se vautrer dans quelques rééditions à succès, plaide l’éducation en remettant dans nos bacs ces productions du label Dynamite, institution charnière entre le son des années 70 et celui des années 80. Enregistrés tous deux en 1982, Rumours de Carlton Livingston et Private message de Leroy Smart font aujourd’hui figure de précieux témoignages des enregistrements réalisés au mythique studio Channel One, avant que celui-ci ne déménage en partie à New York pour disparaître quelques années plus tard. Tenu par les frères Ernest et Joe Joe Hookim, Channel One a acquis dès ses premières années d’activités, par la qualité de son matériel mais aussi grâce au savoir-faire de ses propriétaires, une aura comparable à celle qui plane au-dessus du Studio One de Clement « Coxsone » Dodd. Théâtre d’un véritable séisme rythmique dans les années 70, avec l’avènement du style Rockers fomenté par le batteur Lowell Dunbar et le bassiste Robert Shakespeare, le studio acquiert à cette époque ses lettres de noblesse en produisant pléthore de Number one, (Ernest Wilson, Mighty Diamonds, Black Uhuru). Mais à l’aube des années 80, alors que Clive Jarret et Bebo créent Dynamite, c’est au tour de cette rythmique Rockers de subir une modification de taille, sous l’influence de poids lourds comme les Roots Radics, qui ont tendance à en intensifier le balancement, à en rendre le son plus dense, par le truchement d’un jeu de basse précis et changeant. Dans cet esprit, en fond sonore sur ces deux rééditions, bat la rythmique bétonnée des deux compères Sly & Robbie, digérant ces modifications de forme en préfigurant le reggae des années à venir.

La réédition du Private message de Leroy Smart, se voit en fait augmentée de nombreux titres piochés sur les divers opus du bonhomme, notamment Something special ou You ready, emblématiques de son style à base de jeu sur les intervalles vocaux. Elevé à l’orphelinat Alpha Catholic School, institution célèbre dans le monde du reggae pour avoir vu défiler sur ses bancs, rien moins que « Dizzy » Moore, première trompette des Skatalites ou encore Yellowman, qui y étudièrent l’art du solfège et de l’harmonie, Smart a choisi de s’illustrer dans le domaine du chant, en enregistrant en quelques mois plusieurs hits au premier rang desquels Mr Smart, Ballistic Affair, ou Reggae music. On retrouve ici ce style vocal excentrique et coloré qui franchit les barrières des styles pour s’embarquer dans des plans sinueux, voire carrément acrobatiques, à l’instar des furieuses descentes d’octaves qui résonnent sur Reggae music ou sur Some a them rough, tenant en équilibre précaire sur la rythmique des Revolutionaries et les volutes cuivrées qui lient le tout. L’ingéniosité et la beauté de ses mélodies vocales, qui synthétisent le chant du reggae classique et les invectives du ragga naissant, en font un artiste de premier plan, mélangeant habilement, et aujourd’hui encore, les tendances roots et modernes.

Quant à Carlton Livingston, on saluera le choix de rééditer cet artiste qui n’est jamais parvenu, à l’exception de quelques hits, à recueillir un succès pourtant mérité. S’il débute sa carrière à la fin des années 70 (Tales of the two cities, 1978) en s’imposant sur la scène Lover, ce sont surtout ses talents de parolier qui sont reconnus dans l’univers du reggae, occultant l’étendue de ses propres possibilités vocales, jusqu’à ce que le monde le redécouvre en 1998 sur un duo avec Shabba Ranks. Ouvert par Rumours, un titre qui réunit tous les éléments de son style, l’album se poursuit sur des riddims classiques et lents comme Blood a go run, ou encore le célèbre hymne à la ganja connu sous le nom Chalice in hand (et intitulé à l’origine Throdding through (the jungle)). Calme et posée, la voix suave de Carlton se marie parfaitement avec ces riddims simples et minimalistes, soutenus par les lignes de basses essentiellement mélodiques de Robbie (Blood a go run, Rumours).

Ressuscité par Tabou1, la combinaison du son de Channel One et du répertoire Dynamite reste un témoin précieux d’une époque charnière qui relie les années 70 et 80, synthétisant le son des années passées en préfigurant les évolutions à venir. Roots with quality !