La tribu Yolk continue, sous ses pochettes cartonnées d’un jaune d’œuf emblématique, à parcourir en tous sens les chemins du jazz et à gravir à grands pas l’échelle de la notoriété. En même temps que le Staro Vrémé du tromboniste bulgare Gueorgui Kornazov et un Live au Duc des Lombards du Trio Bado (Denis Badault, Olivier Sens, François Merville) paraît donc ce premier album du Cube, lequel, comme son nom ne l’indique pas, est en réalité un triangle (Alban Darche, saxophones ; Sébastien Boisseau, contrebasse ; Christophe Lavergne, batterie) augmenté de deux côtés (Arnaud Roulin, « synthétiseur de sons » -sic- et Geoffroy Tamisier, trompette). Les trois lurons insistent cependant : le Cube, dit le dictionnaire, est le « produit de trois facteurs égaux ». Une ambiguïté géométrique qui n’étonne quoi qu’il en soit que le temps d’ouvrir le boîtier et de lancer la lecture, tant l’univers composite, ironique et poétique qu’on y découvre rend imaginable toutes les anomalies. Les dix compositions du souffleur Alban Darche (plus une du contrebassiste Sébastien Boisseau) sont autant de défis aux étiquettes, mêlant les styles comme les époques dans une généreuse soupe extraterrestre où l’on passe de surprise en surprise ; jazz brumeux un rien cliché tournant au funk fondu dans le bronze des seventies, réminiscences de l’architecture M-Base rattrapée par un clavier easy-listening tout droit sorti du pire album de Juan-Garcia Esquivel, rien n’est tout à fait normal dans cette galette impertinente et caustique, dont on est bien en mal d’expliquer ce qui fait l’incontestable charme. Ce monde-là joue sur l’étrange, le lugubre et l’humour noir, sans hésiter à faire un détour par le gore et le mauvais goût (c’est bien le sujet) -l’un des morceaux s’intitule carrément Viandox, et forme le second volet d’une trilogie intitulée Hozir, Viandox, Gerbation. Tout cela pourrait être un rien potache : c’est au contraire aussi étonnant que fascinant, tant de par le talent des solistes et la qualité des compositions (un beau travail sur la recherche de l’équilibre entre écriture et improvisation, d’ailleurs indiqué par le saxophoniste dans ses petites notes de pochette souriantes) que par le caractère du groupe et l’audace dont il n’hésite pas à faire preuve dans la construction d’un véritable univers sonore, aussi étrange qu’il soit. A mille lieues des relectures propres pour étudiants studieux, le Cube invente son monde comme -justement- une colonne de cubes en bois, superposant les couleurs et les genres avec un étonnant sens du collage et du décalage. Etrange et pénétrant.