Si John Cage a laissé une trace à la surface de l’imaginaire collectif, c’est bien évidemment comme celui qui a introduit le silence et le hasard comme principes de compositions dans la musique du xxe siècle. En faisant du silence non plus une pause qui structure la partition en l’aérant, mais la matière même de la musique, le compositeur a renversé un certain nombre des perspectives fondamentales de la musique occidentale. Puisque le silence n’existe pas (c’est ce que Cage affirme lorsqu’il raconte son expérience de la chambre anéchoïdale de Harvard) et qu’il y a toujours des sons, le silence n’est pas l’absence de son : il est au contraire tous les sons, donc aussi bien n’importe quel son. Le silence, en somme, est un opérateur logique et l’agent d’une table rase où se défont toutes les hiérarchies construites par plusieurs siècles de musique occidentale tonale et tempérée.

Voilà pour la doxa théorique. Ou plutôt, voilà l’une des doxa qui courent sur Cage, au milieu de quelques autres, que ce soit l’utilisation du hasard ou l’invention du piano préparé. Mais l’homme est évidemment plus complexe et ses contradictions se livrent moins facilement. Conceptuel qui travaille à débouter les concepts, suspicieux devant les discours tout en ayant considérablement écrit et parlé sur la musique, enraciné dans l’Occident tout en regardant constamment vers l’Orient, Cage n’a jamais été à un paradoxe près : il faut l’écouter et le lire longtemps pour le comprendre et ne pas réduire la diversité de ses œuvres.

De fait, un certain nombre d’aspects de sa musique restent encore largement occultés, ce que vient corriger (en partie seulement) ce disque enregistré par le Langham Research Centre. Derrière ce nom aux résonances monthy-pythonesques, se cache « un groupe qui se consacre à des interprétations fidèles de classiques de la musique électronique et à la création d’œuvres récentes, à partir de son instrumentarium de dispositifs analogiques vintage. » Le Langham Research Centre interprète des œuvres désormais classiques sur du matériel d’époque, dans une optique savante, fidèle et archéologique. Early Electronic & Tape Music est donc autant l’exhumation de pièces oubliées de Cage qu’une interprétation neuve, au présent, d’œuvres qui n’existent de toute façon sur aucune partition.  

Ce qui déroute dans ce disque, c’est le caractère mi-savant, mi-blagueur de l’archéologie entreprise ici. Guindé comme un cartel d’hommes d’affaires, le Langham Research Centre se targue avec un humour pince-sans-rire de travailler « au sein d’une tradition précisément définie par Cage » et de n’utiliser que « du matériel qui était disponible à son époque ». Il y a dans cette déclaration à la limite du contre-sens (Cage n’était pas homme à se soucier de définir des traditions) quelque chose de presque absurde, comme ces troupes de théâtre qui s’évertuent à jouer Racine à la bougie avec l’accent du xviie siècle. Mais ici, le non-sens prend un tour dadaïste et ce qui était une limite devient aussi une force – pour un temps seulement.

Le fétichisme (absurde, donc) des musiciens rencontre ici le matérialisme de Cage. Les six pièces de ce disque sont toutes bruitistes et ont été conçues entre 1952 et 1962. Mais pour les comprendre, il faut les rapporter non pas à 4’33” (1952) mais à une déclaration de Cage en 1937 : « J’ai la certitude que l’usage du bruit en vue de produire de la musique va se poursuivre et s’intensifier jusqu’à ce que nous accédions à une musique produite à l’aide d’instruments électriques qui mettront à notre disposition n’importe quel son, et tous les sons audibles, à des fins musicales. » L’idée de fonder la musique sur tous les sons et n’importe quels sons est déjà présente. Mais plutôt que de l’incarner sous la forme radicale et zen de ce que nous nommons silence, il a d’abord l’idée d’employer des moyens électriques et électroniques. On trouve ainsi, dans Early Electronic & Tape Music, plusieurs cut-ups sonores (Fontana Mix with Aria, Imaginary Landscape n° 5, WBAI), du feedback ou des parasites radio (WBAI), des collages de bandes magnétiques (Variations I) et une pièce de musique concrète géniale, qui fait entendre l’instrument d’écoute lui-même, à savoir la cellule d’un tourne-disque, qui crachote dans un délicieux bruit de papier-bulle (Cartridge Music).

Loin de son image de compositeur conceptuel, Cage apparaît ici comme un bricoleur pragmatique, travaillant à partir de dispositifs simples faits d’éléments de récupérations : radio, cellule de tourne-disque, micros de contact, lecteurs de bande magnétique. C’est bien là que ça coince : si la démarche du Langham Research Centre est amusante, leur souci de recréation vintage limite très vite la possibilité d’une liberté réelle. Recréer avec fétichisme un environnement sonore, un ensemble d’outils, ce n’est pas tout à fait bricoler. Utiliser la bande magnétique mono originale de Fontana Mix et en faire un cut-up avec d’autres pistes sonores sur un magnéto à bande de 1958, c’est probablement très amusant à réaliser mais il y a dans ce respect du détail et de la lettre des pièces originales quelque chose de totalement muséifié et contraire aux visées de Cage : c’est une stratégie de conservateur de musée plutôt que de laborantin. Cette démarche de geek maniaque est certes ludique et délurée, mais une telle déférence au maestro de l’avant-garde se révèle au bout du compte assez vaine. Certes, rien n’oblige les musiciens à être des expérimentateurs forcenés et le dogme cagien mériterait bien d’être dépoussiéré. Mais dans la multitude des voies possibles, celle du fétichisme révérencieux est-elle vraiment la plus souhaitable ?