Au milieu de l’immense site portuaire de Primavera Sound, à Barcelone, entre l’ énorme scène sponsorisée par Heineken et la scène Pitchfork, se trouve un chapiteau high tech en forme d’œuf (« el huevo » dit le personnel du festival), capable de contenir mille clubbers : ce sera le « call center » de la Boiler Room, le temps du festival. Un « call center » de luxe comparé à ceux des débuts de la Boiler Room, qui a lancé son activité en 2000, à Londres : les DJs mixaient alors dans des appartements privés ou des sites publics, et leurs prestations étaient diffusées en live et en vidéo sur Boilerrrom.tv, via Upstream. C’est toujours le cas. Mais depuis, le projet a pris une tournure virale, et s’aventure sans risque dans les festivals mainstream, comme ici, à Barcelone.

On retrouve donc la Boiler Room pour la deuxième année consécutive, associée cette fois-ci à la marque de hi-fi Bowers & Wilkins qui l’a dotée d’un dispositif sonore invraisemblable : des colonnes d’enceintes, disposées à 360 degrés, au son aussi limpide qu’ÉNORME. Miles Whittaker et Sean Canty, de Demdike Stare, débarquent sur place avec un sourire jusqu’aux oreilles, et n’en reviennent pas, d’autant que sur les parois de l’œuf en question sont projetés des films étranges créés, lit-on sur le dossier de presse, par des artistes londoniens en vogue, dont le nom n’est pas une seule fois mentionné parmi les 420 (!) pages du programme du festival.

Ce soir-là, alors que les scènes principales servent du réchauffé (Nine Inch Nails balourdant son « Closer » pour la vingtième année consécutive et les Pixies soldant leur « Where is my mind » au rayon charcuterie), Andy Stott s’abreuve au metal extreme et ouvre son set avec son remix de « Concrete » des New Yorkais de Batillus :

Les festivaliers lambda, drôles de créatures normcore sorties d’une campagne promo pour les S’miles, s’apprêtent à fouler du pied le dancefloor. Mais à l’écoute des premières minutes bruitistes du morceau, ils se dévisagent, perplexes, ne sachant comment réagir à tant de noirceur et d’étrangeté. On rit jaune, on arque les sourcils : « what the fuck ? que coño ? ». Et lorsque la voix déformée, monstrueuse, de Faide Kainer fait irruption, on entend des cris, et même des éclats de rires, tandis que les âmes sensibles s’empressent de fuir ce barnum glauque. Les plus courageux, ou les plus curieux c’est selon, restent sans trop savoir comment bouger : le rythme est trop lent, trop lourd. Pas question de lancer le poing dans l’air et de balancer la tête en rythme, en sautillant sur place. On s’adapte : tous ces corps entrent peu à peu, mollement, dans une transe pachydermique. Le spectacle de cette chorégraphie, somme toute assez grotesque, laisse sans voix.

Le lendemain, au moment de rejoindre Miles et Sean de Demdike Stare, qui se pointent pour  faire leur balance, je leur raconte la scène. « Putain, lance Miles, admiratif, Stott a vraiment commencé par ce morceau ? Et il y avait encore du monde après ça ?». Oui : c’était plein à craquer. Les voilà partis à discuter de la façon dont va s’agencer leur propre set, bien décidés à se faire plaisir, eux aussi, avec une moitié de morceaux déjà prêts, et une autre moitié improvisée. Voilà exactement l’esprit de Boiler Room, résumé par un programmateur parisien sur Novaplanet : le DJ a carte blanche, il est invité à jouer ce qu’il veut, sans se préoccuper des réactions éventuelles de son public. Libre à lui de plomber l’ambiance.

La programmation de la Boiler Room version Primavera ne fait pas dans la facilité, c’est même plutôt le ver dans la pomme trop mûre de Primavera. Les sets d’Andy Stott, de Demdike Stare ou de Dominick Fernow (qui s’est produit, l’enfoiré, sous son propre nom, et en tant que Vatican Shadow et Prurient) ne sont pas à proprement parler festifs. Sous le chapiteau assombri par le surnombre de clubbers occasionnels, fatigués et alourdis par les litres de cerveza éventée à cinq euros le gobelet, l’ambiance est lourde et étouffante. Parfaite pour un set de The Haxan Cloak.

Au final, « el huevo » se retrouve plein à craquer en permanence. Les festivaliers, conquis par tant d’audace sonore, suivent le mouvement sans broncher, consentant  avec une docilité inattendue à ce que l’exploration de territoires sonores sombres et inconnus fasse de l’ombre à l’hédonisme déluré qui caractérise d’ordinaire un tel festival.

« Sombres ? réagit Miles Whittaker. Je ne trouve pas que notre musique soit sombre. Disons qu’elle est évocatrice. Tu parlais de « Matilda’s Dream », tout à l’heure. Tu le trouves sombre, ce morceau ? J’y vois de la lumière… une lumière qui n’est certainement pas crue, OK. Mais « Matilda’s Dream » mêle ombre et lumière, exactement comme dans la vie. Non ? ».

On répond un « oui » évasif, en observant tous ces festivaliers ravis de s’empaqueter dans un œuf où gronde une musique d’une noirceur sans nom et d’une inventivité bouillonnante, pour y faire la fête. Et c’est à cet instant que l’on comprend pourquoi Miles Whittaker et Sean Canty s’accordent à dire, en plein festival Primavera, qui n’a jamais accueilli autant de monde (190.000 participants, un record), et qui place Arcade Fire et les Pixies en têtes d’affiche : « On vit une époque formidable, musicalement. »