Expérimentateur et improvisateur de génie, Jim O’Rourke est l’une des figures les plus singulières de l’underground américain. Chef-d’oeuvre inclassable, Insignificance, troisième album solo, perpétue de manière plus éclectique l’abolition des frontières entre glam-rock, pop baroque, country-folk et musique répétitive. Il propose aussi une passionnante réflexion sur les finalités de la musique.

Les premières pièces du disque fourmillent de « clins d’oreille » en tous genres. O’Rourke reproduit le son du Creedence sur All downhill from here, parodie le glam-rock (féminisation des cordes vocales, mièvrerie des choeurs, riffs de guitare à la Mick Ronson) ou revisite sur Insignificance l’univers des Beach boys (superposition des voix, parties de basse assurées par les notes graves du piano). Loin de s’en cacher, l’artiste revendique pleinement le recours à la musique d’autrui. L’ouverture du disque s ‘apparente ainsi à un bazar sonique (exercice de style ?) où les genres les plus opposés s’interpénètrent sans relâche. L’introduction d’Insignificance offre un parfait exemple de ce qui ressemble fort à un éloge du disparate.

Mais les emprunts sont assemblés selon le mode d’un collage dont l’efficacité repose avant tout sur les baguettes de l’excellent Kotche. Ce batteur possède une gamme de jeu infinie oscillant entre la frappe lourde de Therefore i am et le tempo aérien de Memory lane. Il privilégie une découpe franche, nette et incisive et module sans cesse la cadence, ce qui donne au disque son extraordinaire dynamique. La perfection des fondus (union des univers acoustique et électrique sur All downhill from here) ou la pertinence du dialogue entre les instruments (apparition des cuivres sur Insignificance) témoignent d’un art qui relève souvent de l’écriture symphonique. Volontiers hybride, cet univers musical a de quoi décontenancer. A qui chercherait un sens précis, une profondeur, le musicien narquois répond qu’il ne faut pas croire un seul mot de ce qu’il dit. Cette insincérité, O’Rourke la confesse d’une voix mi-parlée mi-chantée sur All downhill from here. La musique ne serait alors qu’un artifice où l’emporterait le simple plaisir de jouer.

Puis, à partir de la fin de Memory lane, le ton change radicalement. La virtuosité ostentatoire cède le pas à la simplicité de la ballade. Rourke délaisse son bric-à-brac sonique et réinvestit l’univers de la country-folk. La voix se pose avec une maladresse touchante sur des arpèges mélancoliques et la technique du finger picking chère au musicien reprend ses droits. Cette soudaine intimité marquée par la très belle envolée lyrique qui clôt Get a room sert de cadre à l’évocation de la mort, thème de prédilection des deux derniers morceaux. Il s’agit tout aussi bien de la mort de l’être humain que de celle de la musique. Sur l’ultime morceau du disque, des bidouillages électroniques qui miment le bruit des turbines recouvrent peu à peu les arpèges, affolent la cadence et dissolvent la pièce. Une interruption brutale de toute beauté.

Insignificance résume, sous la forme d’un cheminement, l’ambivalence de toute musique : jeu avec les formes ou transmission d’une émotion. Et il révèle que Jim O’Rourke, une fois de plus, dispose à sa guise de nos oreilles.