Chro : Cet album est votre premier. Qu’est-ce qui vous a réunis? Quelle est votre histoire ?

Xavier (piano, Fender Rhodes) : Andy et moi nous sommes rencontrés lors des sessions d’improvisation de l’excellent Denis Badault, un pianiste bien connu du paysage jazz français. Le trio est né en 2010 avec Alex Piques à la batterie.

Chro : Pourquoi « El Aleph » ? Est-ce là une référence à Borges ?

Xavier : On cherchait un nom de groupe qui nous aiguille aussi sur l’imagerie, l’univers du trio. Borges, c’est une source d’inspiration, je dirais distanciée mais bien présente. C’est son univers poétique et intellectuel, ésotérique et fantastique qui nous a fascinés. “L’Aleph” est une de ses nouvelles les plus connues et son aspect complexe puisant à la fois dans les ressorts stylistiques et émotionnels, c’est très proche de ce que l’on défend musicalement dans ce projet.

Andy (saxophones) : Cette manière de jouer avec les limites de l’imagination, c’est une vraie source d’inspiration, musicalement. On a puisé dans les sensations ressenties à la lecture de “l’Aleph” pour composer et développer des systèmes d’improvisation. Au départ d’Alex, on a tout de suite demandé à Thomas de nous rejoindre, on le connaissait aussi grâce à Denis. Son expérience de ces musiques et sa palette sonore originale nous ont conquis.

Chro : Qu’écoutez-vous, chez vous, comme musique ?

Thomas (percussions) : Personnellement j’ai écouté énormément de disques de musique improvisée et aujourd’hui je privilégie plutôt les concerts.

Xavier : Pour moi c’est important de voir ce qui se fait loin du jazz au sens large. Ce qui me fascine,  c’est l’idée de construire dans l’instant forme, narration et discours musical, c’est là qu’est la force de l’improvisation.

Chro : Quelle a été votre dernière claque musicale ? 

Thomas : Ma dernière claque c’est the Chariot, un groupe de hardcore américain. Mes sources d’inspiration sont plus rock que jazz.

Xavier : Ma dernière claque c’est Craig Taborn en solo à Luz en juillet dernier.

Andy : Je ne me remets toujours pas de la découverte, il y a quelques mois, de La Terre Tremble !!!.

Thomas : Ah, et mon disque de chevet : Soffio di Scelsi dans lequel Stephan Oliva, Bruno Chevillon et Jean-Marc Foltz revisitent l’univers du compositeur italien (Giacinto Scelsi, NDLR).

Chro : Parlez-nous de la dimension graphique de votre projet. 

Andy : Nous travaillons depuis un an avec le dessinateur A4 Putevie. Il avait déjà signé notre première affiche au début du groupe, puis on l’a vu projeter ses dessins en concert et l’idée d’une collaboration est née autour du projet « de l’Aleph au Zeugme ». En plus du travail sur les concerts, on a créé un univers musical et graphique sur Internet, en trois volets, avec des niveaux d’interactivité différents. Ses dessins, parfois animés, nous ont conduits vers les territoires les plus improvisés, très différents du travail sur l’album. La dernière livraison est pour très bientôt, vous pourrez « jouer » d’el Aleph sur notre site, via un système de boucles musicales à associer…

Xavier : C’est un tout. Et c’est une déclinaison du même projet, le site, le live, notre musique, qui se veut poétique, imagée et narrative. Beaucoup de gens nous disent voir un film en écoutant certains morceaux et la référence à Borges est là, peut-être, très explicite.

Chro : Est-ce délibéré de votre part de placer en introduction le morceau le plus aride et le plus agressif, « L’Écho négatif » ? Celui qui ressemble le moins à ce que l’on appelle communément de la musique, c’est-à-dire un ensemble de sons qui suivent un tempo, et s’accordent sur une ligne harmonique ? Dans « l’Écho négatif », le piano coupe systématiquement la parole aux autres instruments, brutalement, en un son percussif. Il n’y a rien de mélodique, les points d’orgue sont abrasifs au possible et les silences abondent.

Xavier : En l’occurrence, moi je trouve ça très mélodique ! Mouais… En fait, c’est un peu le résumé de l’album : les résonances et le travail sur le son, à la fois matière et porteur de l’imaginaire.

Thomas : Ce morceau s’inscrit dans une idée que l’on développe durant tout l’album : c’est le jeu sur une ambiguïté entre les timbres des instruments. Ici c’est finalement la batterie qui est mélodique avec toutes les harmoniques développées par le frottement de la cymbale à l’archet. On aime brouiller les pistes et s’ouvrir vers d’autres sonorités avec le travail sur les résonances et le frottement.

Andy : Quand on a sélectionné les morceaux qu’on voulait faire figurer sur le disque, « Echo négatif » s’est imposé en ouverture de l’album : il met en relief le reste du disque. Une entrée en matière radicale, mais assumée.

Chro : De manière générale, il me semble que le saxophone et la batterie font front contre l’instrument harmonique par excellence qu’est le piano. Je pense notamment à l’introduction de  « l’Écho négatif » et à celle de « la Supplication du cube ». Cela dit, ce morceau, qui clôt le disque, finit par imposer aux deux autres instruments sa propension naturelle à la mélodie. Le plus évident, le plus harmonieux ne vient qu’en conclusion. 

Xavier : Eh oui… Mes deux comparses détestent le « vrai » piano, il fallait bien rétablir l’équilibre… En fait c’est plutôt naturellement que nous allons vers ça, nous travaillons autant sur les possibilité du son en tant que matière que sur sa puissance narrative lorsqu’il s’organise autour d’un discours mélodico-harmonique. En fait on ne s’interdit rien. De plus, pour moi le piano c’est autant Chopin que Bartók, ou Evans et Taylor, et c’est avant tout un instrument à percussion.

Thomas : Cette opposition à deux contre un revient souvent tout au long de l’album, sax et batterie dans ces deux morceaux, mais aussi piano et batterie dans « Spirale ». Le but est d’explorer, en plus des associations de timbres, toutes les possibilités d’interaction au sein du trio, notamment en générant ces espaces de duo dans le trio.

Andy : En ce qui concerne « la Supplication du Cube», la narration est assez évidente, deux chiens enragés sont progressivement calmés par la mélodie qui conclue l’album. Ça fait longtemps qu’on joue ce morceau à la fin des concerts… Il fonctionne bien !

Thomas : Un peu comme si on commençait un rapport sexuel par l’orgasme…

Andy : Euh…

Chro : Quelle est la part d’improvisation dans vos compositions ? « L’Écho négatif » semble très écrit, mais le suivant, « le Train », a tout du free jazz, comme si Ornette Coleman s’était contraint à tout dire en moins de deux minutes.

Thomas : Plutôt qu’une pièce free jazz condensée, « le Train » vient d’une consigne d’improvisation commune aux trois instruments. C’est le seul moment du disque où nous ne faisons qu’un autour de cette connexion rythmique, sans hiérarchie et sans distribution des rôles.

Andy : Au début du trio, puis quand on a commencé à travailler avec Thomas, le son du groupe a été éprouvé par l’improvisation. La plupart des morceaux partent d’improvisations cadrées, qu’on a plus ou moins mises en forme et fixées.

Chro : Revenons à l’idée des contraintes. El Aleph est un trio sax-batterie-piano, et pourtant, des morceaux comme « Orbe » ou « Tangente » ne proposent aucun des sons propres à ces instruments, comme si vous preniez un malin plaisir à en explorer toutes les possibilités, sauf les plus habituelles. Etes-vous le genre de groupe à s’imposer des gageures ? À considérer comme Baudelaire que, « parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » ?  

Xavier : La recherche de modes de jeu alternatifs est propre aux musiques improvisées, et ce depuis cinquante bonnes années. On n’a rien inventé, ce qui est plus contemporain, c’est l’idée que l’improvisation n’est pas uniquement un défouloir à sons ou recherche de matière dans l’instant. On cherche un travail fort sur la forme et l’organisation du matériel sonore.

Thomas : J’ai toujours eu du mal à trouver un épanouissement musical dans la batterie comme on la joue habituellement. J’ai trouvé mon identité dans l’exploration sonore en cherchant un rôle différent de celui du batteur qui tient le rythme.

Andy : Oui, moi pareil.

Thomas : D’autre part, les sons développés dans ce projet demandent autant de travail et d’implication qu’un travail plus conventionnel. Par exemple, réussir à faire ressortir la fondamentale de la cymbale en la frottant à l’archet est pour moi aussi difficile que de travailler une étude de tambour militaire. Le projet est axé sur la recherche sonore. Ce qui nous distingue, c’est la combinaison de ces sons. Cela ne nous empêche pas de jouer très différemment dans d’autres projets.

Comment obtenez-vous ces sons de basse si profonds, si amples et impressionnants, sur « Otalora » ? On les croirait produits électroniquement.  

Xavier : Encore des résonances et des frottements… Ici des mailloches sur les cordes graves du piano. C’est un son qui se rapproche des timbales à l’orchestre symphonique…

Thomas : …mélangés à la mise en vibration d’une cymbale de 70 cm sur une grosse caisse symphonique de 80 cm de diamètre.

Chro : Voilà qui est très précis ! « Otalora » est le plus long morceau de l’album (presque un quart d’heure). Il est fait de silences, mais aussi, et c’est rare dans votre disque, d’un refrain très écrit, et mélodique. Il semble aussi le plus narratif. Ce morceau raconte-t-il quelque chose ?

Xavier : Oui c’est peut être le morceau le « plus écrit » de l’album. Je l’ai écrit en m’inspirant directement d’une nouvelle de Borges : « el Muerte », qui est une vaste réflexion sur l’ambition et la vanité humaine avec pour toile de fond l’immensité et le rapport à la nature puisque cela se passe dans la pampa argentine.

Andy : On ne s’interdit pas non plus l’écriture et la répétition, oui.

Votre album propose des ambiances et des sons très variés : « Spirale » évoque la musique tribale ; « Olatora » ressemble à une épopée introspective et « l’Écho négatif » à une joute ludique et chaotique, qui vous servirait de défouloir. Cet éclectisme ferait-il partie des contraintes que vous vous seriez imposées ? Vous seriez-vous interdit de faire deux fois la même chose, même pour une minute ? Serait-ce là le moteur de la création de l’album ?

Andy : Pour moi, on se doit d’utiliser la palette sonore du trio. C’est assez surprenant pour nous de parler de joutes ludiques pour « Écho négatif »… Les sons développés sont très fragiles, c’est plutôt un morceau assez casse-gueule !

Xavier : Il y a une unité dans tous ces morceaux même si au premier abord il paraissent très différents, nous avons cherché cette unité, mais dans la variation. Par exemple « Spirale », « Orbe » et « Tangente » qui est un genre de triptyque construit autour d’un seul thème et de modes de jeu commun.

Thomas : On développe des univers différents tout en restant dans la cohérence et notre identité…

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