Il est toujours drôle de constater, chez des mélomanes goguenards et peu avares en vannes, un changement de ton brutal dès que l’on se met à parler sérieusement de musique (voir notre interview). El Aleph, groupe toulousain et tout frais, est un lointain cousin musical de l’OuLiPo, dont il retient l’idée qu’une contrainte imposée à l’expression fait exploser l’imaginaire et l’inattendu.

Imaginons nos trois gugusses, en phase de répétition, face à leurs instruments de prédilection : le piano, le saxophone et la batterie. Ces instruments sont leurs contraintes, tout comme les lipogrammes ou les palindromes étaient celles de Pérec ou de Queneau. Les questions qu’ils semblent se poser sont les suivantes : comment leur faire dire, à ces instruments tout ce qu’ils peuvent dire ? Comment les faire sonner comme ils ne sonneraient pas d’habitude ? Et comment faire cela tout en composant des morceaux lisibles ? Et qui, si possible, racontent quelque chose ? Et si possible encore, qui ne racontent jamais la même chose ? Le défi, quoiqu’élémentaire, est passionnant, et pas simple à relever. El Aleph le fait pourtant haut la main.

El Aleph s’ouvre sur un morceau qui dit : « Allez ! Table rase ! ». Non  au tempo, non à la mélodie, et en un sens, tant il est piqué de silences, non à « la musique ». Le piano passe son temps à claquer le beignet aux deux autres instruments, d’une voix brutale et grave. Mais ce même morceau hurle « oui » aux harmonies accidentelles et inattendues, celles du frottement entre une cymbale et un archer d’un côté, et un saxophone de l’autre. Et le plus étonnant, c’est qu’on ne s’ennuie pas : on comprend cette engueulade. On la suit. La lisibilité de la musique d’El Aleph, dans ce contexte, est un facteur d’étonnement toujours renouvelé.

À partir de là, tout le reste de cet album à la variété déroutante n’est qu’un « oui » qui persiste et signe : la musique peut être autre chose. Pas forcément un truc savant et cérébral, mais autre chose que ce qu’on entend d’habitude, et qui reste à la fois intelligible et ludique. La minute cinquante du « Train » constitue une autre sorte d’engueulade, entre dialogue de sourd et complicité totale, très post free jazz en somme. « Orbe » et « Tangente » se consacrent à l’exploration de timbres sous-employés chez ces trois instruments si connus, dont ils révèlent la capacité à imiter le bois et l’eau, et à le faire rythmiquement.

Peu à peu, après deux ou trois écoutes, on découvre des refrains, des tempos réguliers, bref : ce qui ressemble à « de la musique » au sens commun du terme, fait surface ; quelque chose émerge des profondeurs. Entretemps, on aura compris que non seulement El Aleph n’a rien contre « la musique », mais qu’il propose plutôt une autre musique, un espace immense qui reste à explorer, un ensemble de mondes possibles dont ils ouvrent ici les portes – huit portes en huit titres. Il semble bien que ces trois garçons aient bel et bien vu l’aleph dont parle Borges dans sa nouvelle – mais un aleph musical.