Quand on dit que l’industrie du disque est moribonde, on ne parle que de l’industrie : sa production et son corolaire, le mode de consommation qu’elle implique. Les « sons », ces fichiers inodores et souvent anonymes, que l’on télécharge via le Net, et qui se perdent dans les listes alphabétiques des iPods, ont perdu tant de substance, ont tant fait oublier la musique, les artistes, leurs idées, leur travail, qu’un vrai retour aux sources allait presque de soi.

Quand meurt un Virgin Megastore, c’est une dizaine de disquaires indépendants qui naît tous les trois mois, rien qu’à Paris, selon David Godevais, président du CALIF (Club Action des Labels Indépendants Français). Le succès du « Disquaire Day », né en 2007 aux Etats-Unis, et fougueusement adopté en Europe, n’en est presque plus surprenant, et nombreux sont les artistes qui comptent sur cet événement pour promouvoir leur nouvel album – à l’instar de Boards of Canada, pour Tomorrow’s Harvest, très récemment. Le disque n’est pas mort.

Le disque. Sa pochette. Les titres de ses chansons. Leur ordre, leur cohérence. Et le groupe. Le nom de ses musiciens. Les remerciements, à la fin du livret.

C’est probablement cette intuition qui a poussé David Barker, éditeur new yorkais, à créer en 2003 la collection 33 1/3 (vitesse de rotation par minute d’un LP sur une platine vinyle). Spécialisé dans la publication d’études littéraires, Barker eut un jour l’idée de publier le même type de livres – formats courts, une centaine de pages, design impeccable – cette fois-ci consacrés aux plus grands albums de l’histoire de la musique. En 2006, le New York Times Books Review comprend instantanément le potentiel artistique et éditorial d’un tel projet : « Ce n’était qu’une question de temps avant qu’un éditeur intelligent se rende compte qu’il existe bel et bien un public pour qui Exile on main street des Stones ou Electric Ladyland de Jimi Hendrix sont aussi signifiants et dignes d’être étudiés que l’Attrape-cœur [de Salinger] ou Etude de la vie provinciale [de T.S. Eliot] ». A l’époque, seuls 29 titres avaient paru. On en est aujourd’hui à 87, le dernier étant Histoire de Melody Nelson, de Darran Anderson, paru en octobre.

Le principe est aussi simple qu’inédit : un auteur écrit un livre sur son album de chevet et le propose à la maison d’édition Bloomsbury. Il ne peut en proposer qu’un : on ne peut pas avoir deux albums préférés. Au tout début, Barker ne s’adressait qu’à des connaissances, des artistes, des journalistes spécialisés, des animateurs radio, comme John Peel. Puis, vite venu à bout de son carnet d’adresse, il a lancé un open call, un appel d’offre, depuis son blog, sans trop y croire, invitant tout un chacun à lui envoyer un manuscrit, dans un laps de cinq semaines. Il en reçut plusieurs centaines. L’open call de 2011 donna lieu à la lecture de six cents manuscrits passionnés, parmi lesquels seuls onze furent sélectionnés, dont Marquee Moon de Television. Que l’auteur s’appelle Colin Meloy, membre des Decemberists (qui a écrit le 33 1/3 sur Let it be, des Replacements), ou qu’il soit un parfait inconnu, peu importe : il s’agit le plus souvent de sa première publication.

Le plus saisissant, dans cette entreprise, c’est la variété des livres : chacun adopte un ton, un style, une démarche différente.

Démarche musico-sociologique pour Daphne Carr dont le livre consacré à Pretty Hate Machine de Nine Inch Nails est un petit chef d’œuvre. Carr tente de « comprendre quel monde a bien pu donner naissance à Nine Inch Nails, et à quel monde Nine Inch Nails a bien pu donner naissance », en alternant des chapitres consacrés à l’histoire des petites villes fantômes de la Rust Belt d’où sont issus Trent Reznor et d’émouvants témoignages de geeks, fans de NIN ne serait-ce que pour une période de leur vie.

Dai Griffiths, lui, adopte une approche purement structuraliste pour l’étude d’OK Computer. Refus d’interviewer les membres de Radiohead, analyse exclusive de ce qui constitue le CD : exégèses musicologique, lexicologique, graphique, le tout précédé d’un essai risqué mais convaincant sur l’esthétique musicale née du format CD.

De son côté, Michaelangelo Matos mêle autobiographie et chronique d’époque dans un récit initiatique aussi charmant qu’instructif quant à la faune musicale du Minneapolis des 80’s ; Mike McGonigal s’appuie, lui, sur des entretiens avec Kevin Shields pour percer le secret de fabrication de l’ineffable Loveless et livre l’un des meilleurs opus.

L’un des livres les mieux vendus (en moyenne, un 33 1/3 s’écoule entre 4000 et 5000 exemplaires), est celui consacré à Céline Dion. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce livre n’a rien d’une faute de goût. Plutôt que de cracher sur cette artiste dont il hait la musique, Carl Wilson a voulu livrer un essai sur le goût, sa formation, sa fonction sociale, son influence sur l’industrie musicale. Pour Ally Jane Grossan, désormais directrice de collection, « la force de l’écriture et la créativité de l’approche ont souvent plus de poids que le choix de l’album ». « La collection est en plein essor. Nous allons publier 20 nouveaux livres dans les deux prochaines années, et nous comptons bien faire un appel d’offres pour des manuscrits début 2014 ».

Ce serait une occasion à saisir. Car, comme s’en étonne David Barker : « Bizarrement, nous avons publié plusieurs livres  de la collection [traduits de l’anglais] en Grèce, en Italie, en Espagne, au Japon (dont Pet Sounds des Beach Boys, traduit par Haruki Marakami), mais jamais en France… ». Aux lecteurs de contribuer à ce que le Los Angeles Times appelle déjà « l’Alexandrie du rock en cours de construction ».

En attendant, on peut toujours saliver à l’annonce des prochaines publications. 2014 sera une année riche : Selected Ambient Work volume II d’Aphex Twin (courant avril), Entertainement de Gang of Four (en mai), Blank Generation de Richard Hell and the Voivoids (juin), Definitely Maybe d’Oasis, Smile des Beach Boys et My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West (juillet).

On pourra retrouver ici un catalogue complet de la collection ainsi qu’une liste de titre à venir :

http://333sound.com/33-13-series/

http://333sound.com/forthcoming-titles/

Et pour proposer un manuscrit, vous pouvez utiliser ce formulaire :

http://333sound.com/how-to-submit/