Si ce n’est l’art de trousser d’inoubliables chansons, Stephin Merritt et Euros Childs partagent a priori peu de choses en commun. Et pourtant, à l’heure où chacun publie un opus solo, les liens de parenté entre le New-yorkais et le Gallois se révèlent plus nombreux qu’escompté. Apparus au début des années 1990 à la périphérie de la sphère indie-rock, leur groupe respectif, les Magnetic Fields et les Gorky’s Zygotic Mynci, se sont rapidement constitués un bloc solide d’adorateurs, séduits par leur aptitude à s’approprier des genres quelque peu essoufflés : le songwriting classique américain dans le cas de Merritt, rénové à grand coups de new-wave gothique, d’ironie post-moderne et d’ukulélé minimaliste ; la pop psychédélique anglaise dans le cas de Childs, régénérée au contact d’un falsetto gracile, de zébrures electro-folk et d’un idiome baroque, le gallois.

Après plusieurs albums remarquables quoique, au regard de la suite, mineurs, les deux formations enregistrent leur grand oeuvre à la même époque, au tournant des années 2000 : 69 love songs et How I long to feel that summer in my heart enchantent autant par leur simplicité que par leur volubilité. Les mélodies sont parfaites, les arrangements, plus acoustiques, les servent admirablement, tandis que les paroles, épurées des scories d’antan, ne gênent plus l’écoute (Gorky’s) ou l’enrichissent d’une poésie qui n’a jamais autant ému et / ou amusé (Magnetic Fields). Difficile de faire suite à de pareilles collections, et les albums suivants, I et Sleep / Holiday, font logiquement pâle figure à coté de leur prédécesseur. Conscient, sans doute, qu’ils n’atteindront jamais de telles cimes, Merritt et Childs laissent du temps au temps, pour revenir ce printemps sans leurs arrières.

Ne pas se fier aux flamboyantes pochettes, qui figurent un Merritt en costume chinois traditionnel ou, pour ce qui est de la progéniture de Childs, un chapelet de rougeoyantes côtelettes de porc : Showtunes et Chops, albums de récréation, signent un retour en catimini de leur auteur respectif. Et même s’il n’a pas encore la cote du New-yorkais (adoubé des Strokes à Dominique A), Euros Childs est celui des deux qui se tire le mieux de cet exercice d’aération. Loin de son groupe, le Gallois a semble-t-il bénéficié du recul nécessaire pour saisir tout ce qui en faisait le sel. Paradoxalement, Chops sonne donc comme un mini-best of des Gorky’s : long traité psyché-ludique sur la notion de répétition (First time I saw you), tube electro-pop primesautier (Donkey island), vignettes éparses et dépouillées (Stella is a pigmy #1, 2, 3), country-folk à la sauce galloise (Dawnsio Dros y môr) et, meilleures pièces de la bête, ballades mélancolico-rêveuses au piano (Costa Rica, Circus time), qu’on croirait tout droit sorties de How I long… Album étalon que la brièveté, la modestie et l’éclatement de Chops empêchent d’égaler, même s’il s’en faut de peu.

Là où Euros Childs profite de son escapade en solitaire pour s’examiner au miroir, Stephin Merritt choisit lui de fouler de nouvelles terres. L’homme a déjà composé pour le cinéma ; il a déjà versé dans l’exotisme hawaïen, médiéval ou latino ; à peine s’étonne-t-on, dans ces circonstances, de le voir assurer la bande-son de trois opéras orientalisants, The Orphan of Zhao, Peach blossom fan et My life as a fairy tale, signés par son ami Chen Shi-Zheng. Hélas, Showtunes, qui en réunit les 26 meilleures chansons, pêche par sa condition même d’oeuvre écrite pour la scène : le songwriting de Merritt, dont l’art de la nuance est la première qualité (jeux de mots tour à tour subtils ou grotesques, mélodies jonglant entre accessibilité et sophistication, etc.), supporte moins que d’autres d’être, comme ici, interprété de manière univoquement théâtrale. Pour sûr, l’oeuvre de ce disciple de Cole Porter et d’Abba a toujours flirté avec une certaine affectation joueuse ; et ce parti pris donne encore de beaux fruits (le sautillant At Madam’s plums, l’exquis Shall we sing a duet ?, le charmant Ukulele me !) ; mais, sur la longueur, l’album manque cruellement de contrepoint, de contre-pied, de contrepoids. On regrette les longueurs de 69 love songs (les chansons durent presque toutes moins de deux minutes) ou les synthés de Get lost (qui semblent avoir été définitivement supplantés, dans le coeur du musicien, par toutes sortes de cordes). Plus encore fait défaut ici la voix délicieusement blasée de Merritt, remplacée par les gorges excessives d’une troupe de comédiens-chanteurs. Puisse, dans ces conditions, le maestro new-yorkais prendre exemple sur son compère gallois et signer, à l’avenir, un recueil qui fourmille davantage d’idées, de musicalité, d’esprit. Opération qu’il savait, par le passé, produire sans courber l’échine.