Le politique au cinéma revient comme un refrain de semaine en semaine, ce qui, on s’en doute, n’est pas un bon signe. Que Moretti, après La Chambre du fils, beau film malgré son aspect parquet bourgeois bien ciré et prêt à se craqueler de toutes parts, y revienne de manière aussi transparente (personne n’ignore que le sujet c’est Berlusconi) ajoute une couche à cette inquiétude, bientôt relayée par une certitude molle. La gnac du cinéaste de Palombella rossa a pris un coup dans l’aile, et le film, à sa manière bien à lui de faire de son sujet (Berlusconi, donc) un prétexte à toutes les fuites possibles, du mélo à la comédie, de la série Z d’horreur au téléfilm psychologique, n’a finalement pour lui que cela : cette allure d’aveu d’impuissance dont on ne saurait dire s’il tient d’un mou dépressif (le côté sympa du film) ou au contraire d’un mou bien dans ses chaussons (sa face cannoise la plus antipathique).

D’une certaine manière, il y a du syndrome Broken flowers là-dedans. C’est ce qui rend ce Caïman attachant malgré tout, car y circule l’obsession d’une vanité et l’amertume d’un travail bien fait tournant plutôt à vide. La part la plus intéressante tient dans la scène où Moretti, à qui l’on propose d’interpréter Berlusconi, balaye cette hypothèse en s’enfuyant sans trop y croire du côté de la comédie. La légèreté et la fantaisie sont bien présentes, par touches, et retrouvent une verve assez plaisante, à mi-chemin entre mépris (les parodies de films populaires produits par le héros) et tendresse (lorsqu’il raconte lui-même les histoires à ses fils). Le Caïman tourne alors à son meilleur, notamment dans sa manière d’enchevêtrer une assez vertigineuse quantité de récits potentiels (le film sur Berlusconi, la vie de famille, les détails aberrants, tel cet investisseur polonais hilarant, Sturovsky). C’est Sturovsky, par son énormité burlesque, qui est peut-être la meilleure idée politique du film, raillant une Italie d’opérette avec une telle insistance qu’il énerve tout le monde autour de lui. Le cliché de la satire anti-berlusconnienne, à un moment où celui-ci est discrédité à tous les niveaux, au moment où il n’est plus qu’une marionnette des Guignols, révèle la part de vanité du film lui-même, pas si éloigné en ce sens du néo-cinéma de gauche hollywoodien débarqué triomphant après la bataille.

Cette conscience est plaisante, mais s’y ajoutent malheureusement plusieurs effets cannois du pire effet : gimmicks balourds (la danse sur fond de raï dans les studios), plaisir du roulis, emphase (la scène de concert), recours à des procédés mélodramatiques usés jusqu’au tendon (le passage de la chute du héros à son re-départ miraculeux en une ellipse grossière et fumiste). Là se perd tout l’art de la nuance et du détail de Moretti, et se retrouve au contraire le drame de l’embourgeoisement -fût-il conscient de lui-même- d’un cinéaste trop sûr de lui. La fin, le vrai film sur Berlusconi, interprété in extremis par Moretti, résume ces deux aspects du film, autodestructeur ou esbroufeur : complètement désamorcée par tout ce qui précède (une sorte de climax clinquant et sans grand intérêt) et simultanément d’une beauté classique imparable (le dernier plan). De l’Italie d’aujourd’hui comme de celle de ces trente dernières années, le film ne dit finalement pas grand-chose, et qui plus est de manière assez prétentieuse. Ce politique-là flotte dans une bulle de complaisance et de résignation -l’autisme en est l’horizon, à l’image de l’obsession des legos dans la détestable scène de concert entrecroisée avec celle des enfants- dont on se demande si elle vaut désormais tellement plus que les rots de bébé d’un Karl Zéro, chez nous.