« On l’a eu pour pas cher » ; c’était le titre des mixtapes par lesquelles les Clipse ont survécu underground entre leur premier album, Lord Willin’, produit par les Neptunes en 2003, et Hell hath no fury, deuxième chapitre de leur discographie officielle chaperonné par les mêmes, quatre ans plus tard. « On l’a eu pour pas cher » : rien n’est plus faux, tant la genèse de ce disque a été longue et difficile -annoncé, repoussé, annulé, massacré par le music-business, ce disque avait fini par acquérir le statut mythique et vain du LP de Large Professor ou du Helter Skelter de Dr. Dre et Ice Cube, ces grands disques jamais sortis. Et, à force de guerroyer sous terre, loin des spotlights, des manchettes des journaux et des querelles d’ego des titans du hip-hop business, Pusha-T et Malice semblaient définitivement enfermés dans leurs habits de semi-légendes alternatives quand soudainement, alors que personne n’y croyait plus, un label légal -une major, qui plus est (Arista)- sort enfin ce Hell hath no fury miraculeusement ressuscité du cimetière des Grands Albums Perdus.

Car, maintenant qu’il n’est plus perdu, on peut confirmer aujourd’hui que cet album est grand ; ce qui, dans un tel contexte, est une performance d’autant plus remarquable. Avec aisance et simplicité, les deux Clipse et leurs über-producteurs neptuniens (qui signent la totalité des morceaux du disque) ont en effet évité tous les travers dans lesquels une aussi longue attente aurait pu les faire verser : malgré ses deux ou trois ans de retard, Hell hath no fury est à la fois exact au rendez-vous des attentes que Lord Willin’ avait suscitées, fidèle aux qualités sauvages des We got it 4 cheap qui l’ont précédé et annoncé, et absolument cohérent en tant qu’album.

C’est d’ailleurs la première chose qui frappe, lorsqu’on le découvre : avec ses 52 minutes, son unité stylistique, sa poignée de guests, en général issus de la famille proche, sa pochette millésimée (deux types en sportswear, quelques bijoux, un mur tapissé de dollars –Paid in full, bien sûr !), Hell hath no fury est à un album à l’ancienne. Et lorsqu’on aura ouvert le livret qui évoque, lui, un autre duo (les Mobb Deep de Hell on earth), avec ses billets roulés en boule, ses coupes de champagne et ses cigares, on aura une idée assez juste des deux pôles entre lesquels oscille l’univers de Pusha-T et Malice : le rap, et le cocaine game -pratiqués tous deux comme un artisanat méticuleux, dépouillé de toute ostentation, loin de ce narcissisme grandiloquent qu’affichent tant de leurs contemporains : « From crack to rap to back to sellin it pure » (We got it 4 cheap (intro)).

Avec toutes les galères qu’ils ont connues depuis Lord Willin’, les Clipse auraient ainsi pu mettre en scène leur résurrection, voir y consacrer tout leur album, en réglant par ailleurs quelques comptes avec quelques studio gangstaz du Dirty south ou d’ailleurs. Mais, trop absorbés dans leur description de la routine du commerce de la coke, ils laissent l’exhibitionnisme auto-fictionnel et la chronique des petites rivalités du rap business à la concurrence et, franchement, cela nous fait des vacances (même The Game finit par ennuyer, dans le genre).

Au lieu de cela, le duo déroule ses chroniques cocaïnées en cut-ups abscons et saisissants, truffés de doubles sens (« Keys / Kis [pour kilos] open doors »), dessinant une représentation factuelle et réaliste du game : ainsi, là où, d’habitude, les noms de marque servent de mirages déréalisants, c’est au contraire à la réalité la plus prosaïque qu’ils ramènent, chez les Clipse, du récipient en Pyrex® où l’on chauffe la poudre aux fourrures haute-couture (« Pyrex Turs turned into Covalli furs », Mr. me too). Ici, la corruption n’est jamais loin de la consommation (« Fuckin’ with college bitches with innocent looks like Mya / Corrupt they mind, turn ’em to liars / I groom ’em well / Dior whore, Christian Lacroix », Dirty money) ; la violence non plus n’est jamais loin, mais Pusha-T et Malice ne l’évoquent qu’en passant, sans emphase (comme le tout-venant gangsta) ni pathos (comme Ghostface ou Scarface), avec néanmoins une science habile du raccourci qui frappe, comme lorsque Malice se compare à un Hutu sur Wamp wamp ; ou lorsqu’en une rime lapidaire son acolyte résume les autres risques du métier (« Open the Frigidaire, 25 to life in here », Keys open doors). Il n’y a là aucune exaltation du G sanguinaire, ni moralisme à rebours, juste l’évocation narquoise d’un boulot qui a ses contraintes, et ses avantages ; comme ils le disent eux-mêmes : « I ain’t coming at’cha quote, unquote « Famous Rapper » Who turn positive, try to tell ya how to live » (Hello new world).

Mais tout cela était déjà dans leurs différentes mixtapes We got it 4 cheap. La vraie nouveauté est que ici, au lieu des beats des autres, les Clipse ont une sélection de productions des Neptunes qui ne faiblissent jamais, et qui s’élèvent même parfois jusqu’à ce sommet de l’art du dépouillement qu’était le Rick Rubin séminal de It’s yours et des premiers LL Cool J et Beastie Boys. Introduit par les tam-tams électroniques de We got it 4 cheap (intro), l’album se déhanche ensuite sur un air d’accordéon synthétique (Momma I’m sorry), en attendant le ping-pong étique du hit-single featuring Pharrell Mr. me too, dont le refrain en forme de comptine est aussi efficace que le bonhomme de neige de Young Jeezy pour faire aimer le commerce de la cocaïne à toute la famille.

Mais les deux sommets de l’album sont un peu plus loin : Wamp wamp (what it do), vigoureuse distribution de baffes digitales où Slim Thug gonfle ses muscles là où les Clipse préfèrent la jouer tout en finesse, et surtout l’incroyable Trill avec ses arcs synthétiques qui tournoient comme les pales d’un hélicoptère du DEA accroché à la trajectoire de la Porsche Carrera dont Malice parle dans le morceau. Et, ce qui ne gâche rien, même le R&B Nightmares, qui conclut l’album, ne détonne pas dans le paysage, avec son refrain paranoïaque fredonné par Bilal comme une romance (« Look over your shoulder, something is near / And I’m so scared, when I’m alone I’m so scared / Now it’s inching closer, trouble is near / But nothing’s there, when I look nothing’s there »).

Alors, Hip-hop is dead ? Pas ici, en tous cas.