Qu’est-ce que c’est, Reflektor ? L’aboutissement d’une série de happenings ? Le double album éponyme d’un groupe fictif, The Reflektors ? Une relecture pop d’une relecture brésilienne du mythe d’Orphée (Orfeu Negro) ? La suite du chef d’œuvre The Suburbs ?Le Messie ?

 

Depuis peu, c’est (fort heureusement) avant tout un disque, et (deuxième bonne nouvelle) le disque d’un groupe qui semble avoir envie de s’amuser. Comment s’amuser avec brio, voire avec génie : telle est la question posée à l’entrée de cet album, et probablement l’un des meilleurs sésames pour y pénétrer.

 

Après un premier effort presque trop réussi (Funeral), laissant craindre aux sceptiques un avenir-stadium peu enviable de nouveaux U2, et un deuxième album en forme de confirmation de ces craintes (l’emphatique Neon Bible), le déjà monumental groupe montréalais avait eu l’intelligence de sortir un concept-album en apparence plus sobre, d’une grande cohérence thématique et musicale, et d’une force émotionnelle à combustion longue durée: The Suburbs, disque important de ce début de décennie, et preuve qu’Arcade Fire avait encore, largement, de quoi nous époustoufler.

 

 

En faisant appel à James Murphy et à des influences haïtiennes pour concevoir son successeur, le groupe dispose des indices clairs : on va bouger-bouger, dans la langue de Magic System (« it starts in your feet, then it goes to your head » dans celle d’Arcade Fire). De fait, Reflektor est de tous les opus du groupe celui qui parle le plus directement au corps, sautant par-dessus les médiations de l’intellect ou des émotions. C’est particulièrement parlant à l’écoute des titres qui offrent à l’album sa colonne vertébrale – Reflektor, Here Comes the Night Time, Afterlife – ainsi que des nombreux éléments qui parsèment l’ensemble : claviers obsédants, lignes de basse qui prennent possession des hanches, kicks qui vous bodysnatchent les pieds, chœurs qui te dodelinent la tête. Arcade Fire pourrait, alors, se contenter d’avoir réussi un très bon disque physique, d’avoir parfaitement intégré à sa pop blanche des éléments allogènes, de souffler le fun sur son esprit de sérieux, et au passage de signer un tube absolument renversant d’addictivité (Here Comes the Night Time).

 

Mais Reflektor est aussi un peu plus que tout cela. Certes, le concept sur le concept sur le concept, qui donne sa structure kaléidoscopique et réflexive à l’album, ne peut ni ne doit faire oublier l’excellence intrinsèque des chansons. Mais en investissant les champs ouverts par sa nature même d’objet pop contemporain (le buzz, les lyric videos, la chasse aux infos sur tel featuring ou tel visuel…), Arcade Fire montre qu’il accepte de prendre en charge la Mission (Carry that weight dans la langue des Fab Four) – soit à la fois brasser les mythes (ici, Orphée et Eurydice) et inventer des fictions (le groupe The Reflektors, et ce qu’il a à nous raconter).

 

 

De pair avec le souffle d’une incandescence adolescente jusqu’à la naïveté, et qui anime ses mélodies et ses textes (au hasard : « we fell in love when I was 19,/and now we’re staring at a screen », « if there’s no music up in heaven,/then what’s it for ? »), l’idée vaudoue et très pop d’un au-delà dont on ne perçoit plus que le reflet d’un reflet d’un reflet, et que la musique pourrait actualiser, fait de Reflektor une porte vers un monde de groove et d’ombres, comme un club secret dans les sous-sols d’une mégalopole, où les sons seraient capables de dévier les lignes narratives de la fiction du Monde vers l’extérieur – ou quelque chose comme ça. Le premier disque accomplit la descente dans les profondeurs des Enfers, labyrinthe de sons, d’échos, de reflets. Sur le second disque, les collages d’ambiances se succèdent et tout ce qui était maintenu au sol par les rythmes du premier décolle littéralement – on remonte alors vers la surface, et l’épiphanie mélodique des derniers titres est comme le signe qu’Eurydice, enfin, est sauvée. Au passage, si Reflektor n’est pas le disque le mieux produit d’Arcade Fire, il est celui dont la production est la plus passionnante.

 

 

Qu’Arcade Fire soit l’un des groupes contemporains les plus à même d’endosser le costume complet de hérauts pop est un fait – mythe, récit, production, aisance conceptuelle, ampleur de la pensée et du geste musical. Qu’il en fasse la démonstration magistrale avec un disque qui contient les plus beaux sons de claviers entendus depuis Talking Heads est une fête.