Unique réalisation d’Edward S. Curtis, In The Land of the Head Hunters a connu trois vies et mille morts. Entreprise avant tout commerciale censée apporter des fonds à Curtis au moment où son grand projet, la monumentale encyclopédie à visée ethnographique The North American Indian (20 volumes de photogravures et de textes, constitués entre 1896 et 1930), peine à en trouver, elle s’avère un échec cuisant. Peu remarqué, le film finit dans les caves du Field Museum de Chicago avant d’être exhumé, et remonté à partir d’un matériel particulièrement dégradé, dans les années 70 par deuxanthropologues, Bill Holms et George Quimby.Cette version, sans doute plus respectueuse de la dimension ethnographique du film (la bande-son étant par exemple composée par les descendants des Kwakiutl), en évacue une autre, pourtant séminale : le spectacle et l’aventure. In The Land est, indissolublement, à la croisée de ces deux chemins. Si Curtis a le souhait de créer, avec la participation des Kwakiutl, le tombeau d’une culture en train de disparaître, cela ne se fait pas sans le souci de proposer aux spectateurs un frisson exotique et dramatique. Ainsi achètera-t-il le cadavre d’une baleine pour organiser une bien improbable chasse, l’animal étant inconnu de cette tribu. Mais, sous ses atours de drame shakespearien (qui peut annoncer le Tabou de Murnau), In The Land est aussi un lieu ambivalent d’exhibition exotique de l’autre à destination des spectateurs blancs, et de réappropriation d’une culture au moment même où elle est le plus niée. Les Kwakiutl n’y jouent pas leurs propres rôles, mais ceux de leurs ancêtres, re-jouant rites et cérémonies – trouvant le moyen de se ré-inscrire, au présent, par les moyens du cinéma, dans une histoire.   

 

Dévorant l’image, le temps s’inscrit à même la pellicule comme sa part maudite. Dans l’entrelacs d’intertitres, d’images mobiles et fixes (utilisées pour combler les pertes), l’histoire d’amour tramant les plans « documentaires » s’effiloche jusqu’à tomber en lambeaux. Il n’y a plus alors que des fragments qui ne font plus monde, des ruines qui ne nous laissent que plus éloignés d’une culture dont on voit des signes sans les comprendre. Sans cesse troué, heurté, dévoilé dans sa fragilité même, le film trouve là sa vraie beauté. Il faut ici saluer les parti-pris d’une restauration qui, tout en proposant la version la plus complète possible, n’a pas évacué le travail de destruction du temps qui marque chaque photogramme de son empreinte – parfois hallucinatoire. Il y a en effet une forme de courage et d’intelligence à ne pas caler l’utilisation du matériel existant sur le seul critère de la lisibilité figurative. Ainsi de l’incendie d’un village, annoncé par un carton, et qui apparaît très vite à la fois recouvert et révélé par une pellicule totalement oxydée. A force de sautes, de basculement entre mouvement et fixité, le passage entre chaque photogramme devient comme celui d’un pont – les fantômes, de l’autre côté, viennent à notre rencontre. Un plan, magnifié comme tant d’autres par l’utilisation de filtres colorés, donne singulièrement à éprouver cette hantise. Tandis qu’une femme s’éloigne en barque, dans un scintillement bleu et argent, sous le regard de celui qui l’aime et qui est resté sur le rivage, elle disparaît soudain du milieu du plan, sans que l’on sache si cela est volontaire ou accidentel. La mer devient alors pour celui qui la contemple, à l’instar de l’image cinématographique, une surface habitée par l’absence. Curtis n’a rien sauvé, il a enregistré la disparition dans son processus même.