Biberonné aux breaks américains, la gueule plongée dans le hip-hop depuis la fin des années 80, le français Ameldabee n’est pas un simple Dj. Egalement graffeur patenté et producteur à temps partiel, il est surtout de ceux qui semblent questionner le son autant qu’ils l’écoutent et le diffusent. Ses travaux discographiques reflètent largement cette attitude, questionnant par exemple l’utilisation du sample par tel ou tel producteur avec sa série de mixtape Original samples vs hip-hop beats qui faisait tournoyer des samples piochés dans l’histoire de la musique avant de les insérer ingénieusement dans les morceaux de rap qui les ont utilisé. Egalement recherché pour avoir commis quelques tapes de backpackers, notamment une spéciale Oxnard mixée aux côtés de Lefto, enquête pointue sur le son de cette bourgade américaine ou s’ébattait Madlib et ses compagnons drogués, on ne sait jamais très bien si ce Ameldabee est un musicien ou un musicologue, un Dj ou un journaliste. On ne sait pas non plus s’il fume des joints avec Quasimoto, héros californien avec qui il semble lié d’amitié, mais on sait en revanche qu’il consomme avec joie du chocolat au lait, boisson hip-hop par excellence (la boisson énergétique Crunk de Lil’Jon n’étant d’ailleurs qu’un fade dérivé du chocolat français Da Bee). On sait surtout, en écoutant cette nouvelle livraison que ce digger émérite qui reconnaît avoir freiné ses ardeurs aux alentours de 1998 (ce qui explique les bornes temporelles choisies, 1989 et 1998), connaît les rappeurs autant que leur musique, l’image autant que le son. Sa nouvelle mixtape Anatomy of a rap crime ne se borne donc pas à faire couler du son mais planque dans des notes de pochettes abondantes et taillées dans un verbe clair, une ingénieuse mise en abîme de l’histoire du rap.

Le livret semble ici aussi important que le son qui sort des baffles parce qu’à travers ces explications transparaît l’évolution de cet art. Année par année, le Dj mixe avec doigté les titres qui ont fait capoté mon voisin du dessus, ma petite amie et tous les b-boys de la planète. L' »Intro » donne quelques marques, entre Kurtis Blow, Flash, Boogie Down Production et autres vieilleries pour entrer dans le vif du sujet avec KMD, Public Enemy et NWA. Trois styles, trois manières de digérer l’éthique et de concevoir le son. Trois ghettos, trois approches. Et c’est ici que le texte vient compléter ce voyage dans le temps, insinuant les filiations, influences et interdépendances entre les sons, les crews, les lieux… Dissensions internes, influences croisées, crépitements de SP-1200, grincements de processeurs approximatifs en surchauffe, gesticulations de Paul C sans lesquelles les disques de Ced Gee ou de Pete Rock n’auraient jamais vu le jour. Et ainsi de suite puisque tout est lié dans ce milieu ou c’est la compétition qui motive l’innovation : les premiers titres de Kurtis Blow et de Run DMC insinuent, quelques plages plus loin, la pertinence du flow alors inédit de Rakim. De là, Public Enemy prend une importance évidente dans le discours global, l’avènement d’une éthique, le combat, l’impulsion d’une organisation. Face à ces mouvements, écoles et comportements new-yorkais, les secousses anarchiques surgies de Los Angeles (NWA) qui n’avait alors rien à foutre de ces ondes positives diffusées par Big Apple prennent une vraie dimension. Nique sa mère la fraternité, au moins à Los Angeles. Et c’est précisément ça l’histoire de la musique, celle du rap comme celle de tous les autres courants. Son essence réside non dans la beauté ou la laideur de telle ou telle notes mais plutôt dans ces réseaux d’influences qui mettent en cause directement la vie des gens, leurs réflexions, leurs manières de digérer une même éthique et à l’aune d’une subjectivité propre. La musique n’existe pas sans la vie des gens. Morceaux de vie, morceaux d’éthiques, morceaux de beats déplacés, compositions fracturées, cette mixtape fait de l’histoire du rap non une succession de sons mais une tentative de lier la vie des rappeurs à leurs innovations. Sans raccourcis faciles ni volonté d’expliquer tout et à tout prix, tracklist et notes de pochettes larguent ce flux continu d’histoire sonique, tailladé de scratch mesurés : A Tribe Called Quest puis Digital Underground, Nas puis Brand Nubian, Pete Rock & CL Smooth, Redman, sans manquer de rendre hommage à des héros oubliés comme Paul C… Et il y a de quoi péter un câble ! Sommes-nous vieux ou la période « 1993 – 1997 » constitue et constituera pour toujours l’âge d’or définitif de cette musique ? Que disent les kids qui reprennent 50 Cent en chœur à la cantine ? Si leur âge d’or n’est pas le même, qu’ils jettent une oreille à cette époque ou la créativité était le maître mot, ou la phase valait plus que les chaînes en or. Ou les règlements de compte se faisaient à coups d’oxymore piquées au cyanure plutôt qu’à balles réelles. A cette époque ou rodaient en ordre dispersé sur les ondes comme sur cette mixtape Mobb Deep, le clan Wu-Tang au complet ou ODB en solo, The Pharcyde, Outkast et O.C. Mais au bout du parcours, bien sûr, on en arrive au crime. Ce crime qui clignote en lettres rouges depuis la couverture du CD. Anatomy of a rap crime

Quoique l’appellation de crime soit sujette à caution, elle insinue un changement qu’Ameldabee note en introduction : « Revenons sur cet âge d’or le nombre de micros qu’on obtenait dans la bible du hip-hop d’alors, The Source (le magazine) avait plus de sens que le nombre de kilos de coke écoulés ». Effectivement, le parcours s’arrête à une époque clé, une époque ou le rap a commencé à considérablement changer. Que s’est-il passé aux alentours 1998 ? Et qui a flingué le hip-hop ? Personne, en vérité. Il semble qu’il se soit flingué de lui-même, noyé d’égotrip et de capitalisme primaire, aidé dans cette entreprise par l’avènement du gangsta-rap. Entraînant derrière lui cette génération « Black, Young And Don’t Give A Fuck » portée à l’écran par les frères Hugues dans Menace II society ou par Dickerson dans Juice, le déchaînement de colère surgi de Compton à la fin des années 80 notamment via NWA devait peser de tout son poids sur le rap et sur son futur, briser le hip-hop et son éthique pour booster le rap et son industrie. Pour autant, ces considérations ne transforment pas en merde ce qui s’est passé depuis, au contraire. Da Bee ne pleurniche pas, d’ailleurs, sur la fin de cet âge d’or, à l’opposé de quelques anciens devenus de vieux rabat-joie qui pensent qu’on n’a jamais rien fait de mieux depuis Public Emeny. Mais c’est pour ça que les kids de 15 ans ont sans doute raison. Le rap est aussi jouissif aujourd’hui qu’il l’était en 1994. Il a juste évolué dans ses points de vue, son traitement sonore, ses instruments (la composition synthétique se généralise en lieu et place du sampling qui régnait sur la décennie passée), récupérant en intensité égotique et en excès ce qu’il semble avoir perdu en fraternité et bon esprit supposé. Les groupes se sont scindés en électrons totalement libres qui ont redessiné l’échiquier. L’ère moderne appartient à ces individualistes forcenés qui n’ont jamais écouté Afrika Bambaataa et se tapent complètement de la Zulu Nation. Le voilà le crime, au fond. Mais il n’a jamais empêché et n’empêchera jamais le rap d’avancer. Car si le gangsta rap a sans doute fait du mal au rap, il lui a aussi permis de rester en vie et d’avancer en décuplant sa frénésie. Ecoutez donc les mixtapes de Dj Drama, celle de Hurricane et celles de Green Lantern. Regardez, aussi, la furie capitalistique du Sud américain où n’importe quel péquenot sort trois mixtapes par semaine. Autres ghettos, autres bandits, autre approche du rap. Le rap ne dort jamais.

L' »Outro » de l’album semble justement insinuer ces choses-là. Elle insinue que le rap a changé mais qu’il est tout aussi jouissif, trimballant dans une mixture chocolatées de vrais morceaux de Timbaland, de Justin Timberlake ou de Usher produit par Lil’Jon. Le rap des années 2000 a juste tué son père et c’est sans doute mieux ainsi. Parce qu’au final, on serait bien emmerdés si les b-boys de 2007 nous servaient encore du son à la RZA ou à la Pete Rock, sans être RZA ni Pete Rock. De toutes façons RZA les mettrait à l’amende, mais ça n’engage que moi. On aimerait bien, alors, que le DJ valide ces changements en sortant quelque chose comme un Anatomy of a rap rebirth ou quelque chose comme ça. Parce qu’on sait bien qu’en cachette, ce Ameldabee qui fait la loi Porte d’Italie, écoute Lil’Jon et tous ces négros furax qui redéfinissent le style en écrasant leurs rimes entre des rangées de dents en or. yo gangsta Bee, fait péter la suite enfoiré !