Pour univoque qu’il paraisse, le titre que Yasmina Reza a choisi pour son premier roman, Une désolation, n’en est pas moins à double entente. Il désigne d’abord, à l’évidence, le sentiment de consternation et d’amertume d’un vieillard à l’égard des choix de vie de son fils. Mais il rend également compte du jeu de destruction auquel se livre ce septuagénaire tout au long de son monologue, ruinant, désolant (au sens étymologique et actif du terme) bon nombre de valeurs communément admises. Remâchant sa rancœur, qu’il cultive avec le même zèle que son jardin, le narrateur se plaît à prôner des valeurs politiquement incorrectes (l’intolérance, l’immodération), mais le lecteur parvient difficilement à s’intéresser à ces harangues tissées d’effroyables banalités sur la solitude et l’incompréhension générales.

Comme un célèbre personnage du registre dramatique -le Ferrante de Montherlant dans La Reine morte– le vieillard est ici « bien meilleur et bien pire » qu’on ne le croit. Ses contradictions font tout l’intérêt du roman. La « vision du monde » de son fils, dit-il, lui « donne la nausée », mais c’est pourtant ce « type heureux », ce « véliplanchiste » qu’il choisit comme ultime destinataire de ses pensées, et sous la « démonstration d’amertume », on sent poindre par endroits une incurable nostalgie. Si ces tensions contradictoires sont à porter au crédit du texte, d’autres contradictions -qui tiennent, elles, aux choix narratifs de l’auteur- rendent le roman quelque peu bancal. Yasmina Reza semble en effet tiraillée entre les conventions théâtrales (qu’elle connaît fort bien) et les conventions romanesques (qui sont tout autres). Le monologue destiné à un absent (le fils) pourrait sans doute très bien passer sur la scène d’un théâtre, mais dans le cadre d’un roman, il apparaît particulièrement artificiel.

Quand bien même on accepterait ce parti pris (un lecteur, après tout, est prêt à avaler bien des couleuvres pour peu que le pacte passé avec lui soit clair), on se retrouve confronté à une autre contradiction, cette fois-ci interne au récit. L’auteur veut manifestement créer l’illusion romanesque d’une pensée en acte -par le rythme très oral du discours, les références à l’univers prosaïque du quotidien, les brusques changements de sujet- mais ces moyens romanesques sont inévitablement rattrapés par une tentation théâtrale : celle des mots d’auteur et des formules aphoristiques bien frappées. La coexistence de ces deux penchants formels au sein d’une seule et même voix (celle du vieil homme qui monologue) est facteur d’une incohérence gênante pour le lecteur. Dans le projet qu’elle s’est assignée (faire entendre la voix d’un vieillard), Yasmina Reza réussit certes bien mieux qu’un véritable vieillard qui a voulu prendre la voix d’une jeune fille dans un récent roman involontairement mais hautement comique ; la voix qu’elle met en scène dans ce monologue, cependant, manque d’une singularité et d’une épaisseur suffisantes pour résonner en nous plus longtemps que le temps de la lecture.