Certains titres sont des promesses. Quand, au surplus, c’est d’un écrivain de l’envergure de Will Self qu’elles émanent, il n’y a plus qu’une chose à faire : s’en prétendre immédiatement destinataire. Les bienheureux lecteurs de cette Théorie quantitative de la démence, traduite par Francis Kerline, découvriront donc le premier recueil de nouvelles de ce sujet britannique sérieusement agité, qui, avec quelques-uns de ses excentriques compatriotes (nous pensons ici à l’excellent Tibor Fischer ou à cette étonnante Nicola Barker dont Gallimard importait dernièrement les Ecorchés vifs), est devenu l’un des plus importants auteurs de la nouvelle fiction anglaise et, accessoirement, l’une des meilleures raisons d’aimer l’Angleterre. Les textes de ce volume ne décevront assurément pas les fanatiques du Britannique, parmi lesquels on pense d’ailleurs pouvoir trouver l’immense majorité des lecteurs un peu intéressés par ce qui s’écrit hors de France, les avisées éditions de l’Olivier ayant déjà traduit à leur intention Vice-versa, Mon idée du plaisir (aujourd’hui en collection de poche) et Les Grands singes ; quant aux autres, ils y trouveront un irréfragable argument pour se convertir sans plus attendre à son style renversant, son humour inattendu et son extraordinaire imagination.

Car c’est bien d’imagination qu’il est ici question : dans les six nouvelles de ce recueil, Will Self interroge notre vision de la réalité et nous emmène dans les territoires interdits. Ceux de l’hôpital psychiatrique, où l’on finit par ne plus très bien faire le partage entre déviance et normalité ; ceux de l’ethnologie, chez une tribu bizarre dont un chercheur un peu obstiné perce le terrible secret sociétal (« les Ur-Bororos sont des gens profondément chiants. Ils en ont eux-mêmes conscience. Ils s’emmerdent. ») ; ceux de la recherche en sciences sociales, où une bande d’universitaires tente de trouver le concept génial qui les fera définitivement rentrer dans l’histoire. Londres elle-même finit par se transformer en champ de l’irrationnel, avec ces habitants qui, lorsqu’ils meurent, se contentent de changer de quartier ou cette secte de coursiers capables de traverser la ville en un temps record. Trois des nouvelles forment toutefois le cœur du recueil, le personnage principal de chacune apparaissant à titre secondaire dans les autres, et notamment dans ce texte éponyme, le plus long et sans aucun doute le meilleur : un chercheur y narre les réflexions qui l’amenèrent, un beau matin, à énoncer la théorie quantitative de la démence, phénomène capital et inquiétant observable dans tous les groupes humains organisés. Une théorie sur laquelle vont se déchirer les différentes écoles de chercheurs, toutes plus allumées les unes que les autres (les « déconstructivistes radicaux du champ psychique » semblent toutefois remporter la palme, dans une mouvance théorique proche de celle des Idiots que filmait récemment Lars Von Trier), et pour la compréhension de laquelle l’attentionné Will Self nous propose un petit choix bibliographique (« Certains aspects des mécanismes du quotient psychosanitaire dans une communauté d’abrutis des Shetland », par cinq chercheurs, ou encore l’intéressante contribution de H. Ford : « De la nécessité d’enseigner le ring dancing aux agents de change »).

Sous la charpente absurde de ces histoires où le délire des uns se pare de l’alibi scientifique et méthodologique pour s’alimenter de celui de autres, l’écrivain, plus brillant que jamais, place le lecteur en porte-à-faux : sain, fou, malade, soignant, chercheur, sujet, Will Self renverse toutes les évidences, reconsidère tous les rapports de normalité, dans une littérature virtuose, stylistiquement incomparable, d’une malice presque sournoise.