Puisque l’Occident, nonchalamment affalé dans le confort sécuritaire, semble parfois ne regarder que par politesse, déontologie ou hypocrisie la tragédie qui secoue, depuis des années, son extrémité orientale, un regard un peu neuf et inédit sur la question des Balkans est peut-être nécessaire pour maintenir son intérêt en éveil ; et si on sait que souvent les littérateurs, lorsqu’ils se piquent d’humanitaire ou de géopolitique, ne réussissent, à force de médiocrité et de banalité, qu’à confirmer la mort et l’enterrement définitifs de l’œuvre dite engagée, il en va sans doute autrement de ce roman de l’albanais Vangjel Leka, dont l’action se situe justement au cœur des montagnes qui aujourd’hui séparent l’Albanie du Kosovo, quelques années avant le début de la Première Guerre mondiale. Et à défaut de s’y plonger par intérêt revendiqué pour la question de l’Europe centrale, on pourra en faire, c’est mieux que rien, un objet culturel inhabituel, la littérature albanaise étant chose peu courante de par chez nous (citons Kadaré, bien sûr, puisqu’il signe la préface du présent ouvrage).

Il serait toutefois dommage de passer à côté du complexe et subtil travail métaphorique et des nombreux niveaux de lecture qu’offre La Poudrerie, dont le titre ne va pas sans évoquer, inévitablement, l’expression par laquelle on désigne couramment et depuis plusieurs décennies la région : la poudrière de l’Europe. L’intrigue du roman, néanmoins, tourne toute entière et au premier abord autour de l’artisanat de deux poudriers, maître et élève, et des activités qu’entraîne leur labeur : récolte des matières premières (soufre, salpêtre…), procédés et secrets de fabrication, sabotages, tractations commerciales, distribution du produit fini aux rebelles des montagnes albanaises en résistance contre l’oppresseur turc… Ce n’est qu’en arrière-plan que Vangjel Leka retrace à traits flous la genèse de l’explosion politique et du conflit dont les récents événements ont formés les ultimes et tragiques développements. De là un texte à la fois réaliste et poétique, où la vérité géopolitique nourrit le romanesque métaphorique : « Maudits soient-ils, l’Europe est devenue folle ! répéta Marc. Elle voudrait que nous nous soumettions aux Turcs, elle exige que nous cessions le combat, que nous renoncions à revendiquer nos droits – et alors elle nous promet le pardon du sultan ! Quel marché de dupes ! Et l’Europe s’attend à ce qu’on lui obéisse ! Mais nous sommes chez nous, ici, les maisons que les Turcs bombardent sont nos foyers ! Crois-tu que les européens abandonneraient leurs terres aux Turcs si nous le leur demandions poliment, hein ? Ont-ils vraiment, ces ingrats, l’intention de nous empêcher de verser notre sang pour notre liberté ? »

Si l’on doit chercher, comme le prétend le préfacier, un message dans ce texte de plus de trois cent cinquante pages écrit d’une plume précieuse, littéraire, c’est sans doute dans le plus infime qu’on le trouvera : dans le comportement des héros du roman, ces fabricants de poudre, fiers de leur statut d’outilleurs de la mort, de manufacturiers de la destruction, par lesquels passe nécessairement le nerf de la guerre. Un dénouement tragique et étrange vient en effet renverser la vision lyrique du combat libertaire que les protagonistes entretiennent tout du long -celle de l’héroïsme et de l’idéal ; en faisant finalement passer la chair avant l’esprit, l’homme avant l’idée, il rappelle que « la poudre est par nature aveugle : elle est exclusivement au service de la mort et de la destruction » (Kadaré). Les réflexions qui nervent en filigrane ce beau roman valent sans doute plus que les grotesques tribunes engagées que quelques intellectuels désœuvrés font généreusement paraître dans les quotidiens à l’heure où les souffrances que l’on sait -ou croit savoir- tenaillent le champ de ruines où s’élevait jadis la Poudrerie.