Pour le dernier épisode de la trilogie Michel Rey (voir Régis Mille l’éventreur et Ville de la peur), René Belletto a vu grand -vu et entendu, comme on va le comprendre. Dans Créature, notre enquêteur a abandonné Lyon pour Paris, et la filière policière au profit de la lutherie (il fabrique des guitares classiques très demandées). Proposer un résumé approximatif de ce gros roman à double tiroir est un pari perdu d’avance, mais qu’importe, on se lance hardiment en énumérant quelques-uns des protagonistes de cet habile enchevêtrement scénaristique. Michel, donc, qui se passionne pour la hi-fi (un roman à lire absolument, d’ailleurs, si vous prévoyez d’acquérir du matériel audio haut de gamme d’ici peu) ; Estella, célèbre cantatrice, très belle mais défigurée par un angiome facial ; Thérèse, cantatrice aussi mais irréparablement laide ; Eric, aveugle en attente de guérison ; Jean Prêtre, audiophile avisé et zigoto de première (sic), qui adore les femmes laides ; Maria, vieille amatrice de rencontres ; Daniel, audiophile (bis) et ami de Michel ; Nadia, sœur de Michel ; Lipzschitz, chef d’orchestre ; Bercheit, sommité médicale… et on en passe.
Pour faire vite, il s’avère que le zigoto sus-cité est en réalité un foutu psychopathe, que l’astéroïde Fischer passera loin de la Terre et qu’un meurtre va ponctuer cette première partie emmenée avec maestria par un Belletto au sommet de sa forme et de son humour, dans de courts chapitres aux petits intitulés guillerets. La suite de cet entrecroisement de destins tous marqués par la musique et les sons, où les miracles succèdent aux désastres, réserve encore bien des surprises. Tant qu’à se séparer du charismatique Michel Rey, autant l’embarquer dans de grandes aventures ; pourquoi pas un voyage intersidéral à 24 milliards d’années-lumière de la Terre, sur la planète Musica, en en faisant l’élu sauveur de l’humanité ? Eh bien, soit. Belletto transforme subitement la comédie policière en récit de science-fiction exubérant, jouant de toutes les ficelles du genre (les illusions technologiques, la manipulation du temps, les périples spatiaux et les engins qui vont avec…) : le tueur de la première partie était une entité cosmique qu’il va s’agir de neutraliser désormais. Les êtres de la planète Musica, qui se déplacent sous forme d’ondes, vont aider Michel à s’acquitter de sa tâche ; Michel découvrira à cette occasion l’existence d’une planète jumelle de la terre, sur laquelle il rencontrera son double, Michel (le nom des habitants de cette Terre bis est écrit en italique… sans compter ceux des habitants de Musica qui se matérialisent sous forme humaine, écrits en gras : ainsi coexistent une Estella, une Estella et une Estella !). Tout cela fait un extraordinaire roman multigenre, complètement inattendu (il faut avouer que, malgré le titre -au départ, le livre devait s’appeler Estella, fille de Dieu-, on n’imaginait pas la distance astronomique parcourue par le héros dans ces 350 pages), loufoque mais conduit avec une virtuosité de chef d’orchestre de classe internationale. Créature est aussi une brillante dissertation sur la pureté acoustique et le phénomène sonore (« Et Michel et Dianel surent qu’ils se souviendraient toute leur vie de ces quarante minutes. L’ »énergie » et la « vérité » du système haute-fidélité qu’ils écoutaient étaient prodigieuses, sa vie, son naturel, sa cohérence, la justesse et la variété des timbres, la largeur et la profondeur de la scène sonore, la précision des sons et de leur répartition dans l’espace. »). Belletto signe un roman prodigieusement riche et remarquablement écrit : écoutez, ça n’a rien à voir.