Guyotat, le célèbre et sulfureux auteur d’Eden, eden, eden et de Tombeau pour cinq cent mille soldats, livre ici un récit parallèle à sa création, une autobiographie filtrée relatant une crise existentielle aiguë, crise qui sera aussi la matrice de sa propre langue, une expérience limite et initiatique, lente descente aux Enfers aboutissant à l’Achéron d’un coma. Cette trajectoire, errance d’un perpétuel clandestin, charrie des paysages fragmentés, des réminiscences intimes, des bribes théoriques sur Dieu ou la science, des clichés d’histoire enfouie ou de contrées diverses. Volontairement, l’écrivain se marginalise, finissant par ne plus habiter que son camion et les routes, nomade à la recherche de sa langue ; il se délocalise, se défait de son existence sociale afin d’être absolument disponible aux êtres, aux rencontres, aux détails les plus anecdotiques ou aux désirs impromptus. Mais pas tant dans une jouissance épicurienne que dans une déréliction illuminatrice, ce pourquoi il invoque l’image tutélaire de Job sur son tas de fumier, louvoyant entre des figures de saintes et de putains dans une chute libre, chute dépressive et physique, assumée et accélérée grâce au misérable contrepoint des médicaments. Le corps se détraque comme la conscience. Et c’est le fil du verbe, d’une langue mûrie au cours de cet abandon volontaire, qui se doit de recoudre les lambeaux pour offrir cette toile hétéroclite où s’entrechoquent des paragraphes dépareillés. « La seule réalité, c’est, pour moi, la page où j’écris, plus réelle encore que le monde, les objets, les espaces fermés ou extérieurs, la lumière où je fais bouger mes figures ».

A l’instar d’Artaud, Guyotat se veut un supplicié du verbe mettant en jeu sa santé physique et mentale pour relier ses mots à ses nerfs. Pourtant, son écriture demeure tristement abstraite, vainement elliptique, jamais épileptique. Peut-être demeure-t-il trop proche de l’expérience brute, sans parvenir à lui donner l’ampleur poétique qu’il désire. Il semble ne pas savoir où placer son « moi », qui voudrait d’un côté s’effacer devant le monde et les autres, d’un autre ressurgir à travers sa destruction et à travers la langue, sans trouver pas le juste point d’équilibre. Si bien que sa mise en scène en « prophète de soi-même », de même que l’auto-sacralisation de sa langue, ne trouvent pas de pièce à conviction ici. Si Guyotat est un écrivain important, il échoue dans cet exercice-là ; il caricature même tout un ensemble de lieux communs de l' »écrivain-subversif ». Sa pose de martyr du verbe n’est étayée que par de vagues évocations d’une métaphysique du langage convenue et insuffisante, aucune scène ne prenant réellement chair. Quant à ses innovations formelles, elles se réduisent dans ce livre à quelques coquetteries déconstructionnistes dérisoires. Détail éloquent et grotesque : cette virgule (« coma » en anglais) par laquelle s’achève son texte, comme c’était déjà le cas pour Eden, eden, eden. A ce niveau d’enfantillage pseudo-avant-gardiste, pourquoi ne pas oser planter carrément le lecteur sur la fracassante ambiguïté d’un point-virgule ?