Y a-t-il vraiment une spécificité de la décennie 1970 en matière de films policiers français, qui la différencierait des années 1950-1960 d’un côté, des années 1980 de l’autre ?

Indéniablement, les années 1970 sont des années charnières, entre une époque que l’on peut considérer « à l’ancienne » et le souffle de liberté dû à mai 68. Le polar est sorti des sentiers battus et s’est montré à la fois plus moderne et plus virulent. Phénomène que l’on constate à la fois en France et aux Etats-Unis.

Que nous disent ces films quant à la sociologie de l’époque, ses mœurs, sa culture ?

Pour moi le cinéma policier est révélateur de son époque, plus que le drame ou que le prétendu « cinéma-vérité ». Il parle de choses basiques, d’un certain quotidien malgré tout. Que l’on suive des flics ou des voyous, on les voit ancrés dans leur époque. De plus, les années 1970 étaient des années très « politiques » : le polar montre la puissance du pouvoir en place mais aussi ses failles, ses limites, sa corruption… Enfin, il est révélateur d’une époque « humaine » où les flics ne pouvaient pas se réfugier derrière la technologie pour mener leurs enquêtes.

Est-ce pour prouver que le polar français des 70’s n’a pas à rougir face au modèle américain que vous avez écrit ce livre ?

Non : j’ai écrit ce livre parce que j’ai grandi avec le cinéma des années 1970. Déjà à l’époque, j’étais étonné par la richesse du cinéma policier français. Plus tard, je me suis rendu compte qu’il a influencé les décennies suivantes. La plupart des réalisateurs ou auteurs français de polars actuels citent un ou plusieurs films des années 1970 comme références. C’est un signe qui ne trompe pas ! Des auteurs comme Alain Corneau ou Yves Boisset ont revendiqué leur amour du cinéma américain mais ont su faire des films français.

Quelle a été la relation des cinéastes français à l’égard de ce modèle, justement : jalousie, fascination, imitation, répulsion ?

Dire que le polar américain est un modèle est à la fois vrai et faux ! Il ne faut pas oublier que lui-même a puisé dans les grands classiques français, à commencer par Du Rififi chez les hommes, réalisé… par un Américain ! N’oublions pas, non plus, que les Américains ont filmé des Maigret !… Il y a toujours eu des passerelles entre les deux continents. Certains cinéastes français se sont inspirés intelligemment du style américain (plus d’action, de rythme, de suspense…), ceux qui ont tenté de l’imiter se sont fourvoyés. Je ne crois pas qu’il y ait eu jalousie ou répulsion. Mais comment ne pas être fasciné par Bullitt ou French Connection, qui datent de cette période ?

Vous notez la curieuse prudence des polars à l’égard de certains thèmes, comme la drogue et la folie : parfois abordés, rarement mis au premier plan. Comment l’expliquer ?

Le phénomène de la drogue me parait inexplicable ! Avant les années 1970, on commençait à en parler (voir Razzia sur la chnouf) et soudain, plus rien. D’après mes recherches, je crois que les cinéastes, comme les policiers et la majorité de la population, estimaient que la drogue était un épiphénomène qui ne touchait qu’une minorité. Il y avait de la drogue en France, mais elle ne faisait que passer pour prendre le chemin des Etats-Unis !… Quant à la folie, elle était mal comprise dans un pays essentiellement cartésien. Il faut rappeler que les serial-killers étaient inconnus, pour ne pas dire inexistants, en France.

Le polar français, vous l’avez dit, a été un art politique. Rétrospectivement, ne peut-on pas dire qu’il doit certaines de ses réussites à la pression du pouvoir, qui a, paradoxalement, constitué un mal pour un bien ?

Hormis quelques cas exceptionnels (les films d’Yves Boisset notamment), la pression du pouvoir s’est toujours exercée après coup, via la commission de censure, dont le ridicule n’est plus à démontrer. Mais il y a eu une indéniable volonté de la part de certains auteurs de polars de rentrer dans le lard du pouvoir, de dézinguer une certaine bourgeoisie, et même de clouer au pilori le système policier. Pour y parvenir, le polar n’a pas besoin de longues démonstrations, c’est ce qui fait sa force.

Certains auteurs, comme Melville ou Chabrol, sont entrés au Panthéon. D’autres, comme José Giovanni ou Alain Jessua, ont une notoriété moindre. Trouvez-vous qu’on les sous-estime aujourd’hui ?

Je ne suis pas trop partisan des classements. Melville n’a pas fait que des chefs-d’œuvre. Dans mon livre, je parle du casse de Un flic qui est un monument d’aberration. Chabrol lui-même a reconnu avoir signé quelques étrangetés, dont l’indigeste Les Innocents aux mains sales. Les autres ne sont sans doute pas reconnus à leur juste valeur, y compris Yves Boisset qu’il est de bon ton de dénigrer. Mais dans le domaine du polar, s’il y a bien un cinéaste qui a été et reste sous-estimé, c’est Henri Verneuil !

Où avez-vous récolté les nombreux témoignages et anecdotes sur lesquels vous vous appuyez ?

C’est mon boulot ! Fouiller, chercher, extirper et… rencontrer des personnes ayant bonne mémoire !

Vous passez en revue plusieurs dizaines de films, du Clan des siciliens à Série Noire. Si vous deviez n’en garder que deux ou trois…

Ce n’est certes pas une coïncidence si je place Le Clan des Siciliens en début de livre. Il reste pour moi l’un des meilleurs polars français de tous les temps. La méthode américaine (des stars, une histoire bien ficelée) magistralement adaptée à la France. J’adore aussi Le Casse, du même Verneuil ! Et en tant qu’audiardphile enragé, je défends Mort d’un pourri où les dialogues sont d’une revigorante acuité. Voilà un bel exemple de polar qui en dit long sans être pesant.

 

Gabin, Delon, Ventura, les légendes du polar, de Philippe Durant (Sonatine)

Photo : Laurent Saccomano