L’intime dialogue auquel se livrent les fictions de l’écrivain Pablo de Santis donne un coup de fouet à la réception en France de la littérature argentine, habitée par les disciples et les ombres portées du maître Borges. Un dialogue voire une cohérence, à tel point l’auteur réussit dans chacun de ses trois livres traduits à tisser et retisser de nouvelles énigmes autour d’un seul et même personnage central : la langue. Faire d’elle la silhouette qui s’égare dans ses origines, se retrouve en traversant d’autres territoires, se regarde l’air de rien dans son propre miroir, brefn faire de la langue la racine, le lieu et l’objet même de la fiction, n’est pas donné à tout le monde, on s’en doute. Au risque de vite bégayer, de Santis s’est pourtant lancé dès son premier livre, Le Théâtre de la mémoire, sur cette piste sans concession. Il y plantait un univers moite, tremblant, phagocyté par la vie secrète des archives et par des tonnes de pages grattées par des héros en quête de vérité. Tout convergeait déjà vers des lieux inachevés, avortés, bardés de recoins désaffectés et de serrures à franchir. L’architecture à tendance mystique de l’Institut Fabrizio trônait ainsi au coeur de ce roman où un neurologue, le Docteur Nigro, flanqué du syndrome de Streler (plus aucune aura, effacement de soi-même), plonge dans l’amnésie de l’un de ses patients. Au point de tomber nez à nez sur ses propres désirs et ses aveux intimes bien refoulés. Un récit efficace, prometteur, qui flirtait à la fois avec le polar, l’inventivité SF et une enquête introspective rappelant un peu (et même un peu trop) certains textes de Paul Auster.

Réédité aujourd’hui en semi-poche, La Traduction pousse un cran plus haut son approche d’un fantastique au quotidien. En découle un récit plus serré mais plus entier, plus proche d’Hoffmann ; de Santis a le don pour réinjecter dans la trame policière initiale (un congrès de traducteurs pris à la gorge par les morts successives de leurs collègues) un goût certain pour le vertige métaphysique. Suspendu à 3 heures d’avion de Buenos Aires, le décor hôtelier et névrotique s’ouvre et se referme sur des langues mythiques. L’âge d’or d’une langue unique pré-babélienne tient lieu de gouffre absorbant vices et fascinations multiples. La traduction, ses éternels démons, ses sujets de recherche border-line et ses flots de paroles déversent leur quota de craintes, de désirs infidèles, de basse concurrence professionnelle et d’énigmes échouant au pied de l’eau, où les cadavres sont retrouvés à mi-mollets trempés. Tous avec une pièce maudite coincée sous la langue… Au rythme de la barque de Charon, via de lents coups de rame et une dose bien sentie de digressions, de Santis décrypte les frustrations de l’éparpillement des langues du post-Babel et (non sans un rictus de malice) interroge sans lourdeur les mots de ceux qui, par vocation ou trauma voilé, ne vivent que pour la langue des autres.

Réaliste, donc, mais toujours un poil vaporeux : on sent l’univers de de Santis tenté par le conte et ses vieux rouages, où tout reste malgré tout possible. Même tentation pour un rythme picaresque jamais à bout de souffle, d’où la toile de fond historique qui distingue son nouveau roman, Le Calligraphe de Voltaire. La langue toujours, mais entre les lignes ici, ou comment la « page blanche » du destin d’un jeune calligraphe se remplit d’encre sous nos yeux… Plus qu’un sens indéniable du scénario d’aventure, le livre propose un nouveau volet dans la longue réflexion de l’auteur sur la trace. « Pour chaque mot qui reste, combien d’autres disparaissent » ? Quelle part de secret recèle la rature d’un mot ou d’une vie ? Quelle « grammaire » dicte les « combinaisons » et le cycle d’apparitions / évaporations rencontrées sur un long parcours ? Autant de questions de haute voltige qui n’étouffent pas l’intrigue, mais dont le romancier tire au contraire un impact visuel dynamisant. L’affaire Calas, les caprices de Voltaire, un bourreau inventif et les froids sous-sols de location de modèles pour sculpteurs : tous se croisent au fil d’une énigme méthodique, vacillant entre vrai et faux, automate et chaleur humaine, Lumières et cimetières, hasard et destinée en cours d’inscription dans un livre-monde tenu par un calligraphe, aussi légendaire que haut perché. Obsessionnel et baroque à souhait, cet opus inspiré mais sans prétention dégage au final une sensualité contagieuse, bien que nocturne et plutôt empoisonnée. Une approche du crime par l’écriture pour des pages qui se lisent d’un trait, non sans une pointe d’extravagance et des yeux écarquillés, devant ce « trafic de jeunes femmes écrites », dont le corps piqué à la plume se fait parchemin, et plus qu’idéal pour des messages secrets. A en rendre le body painting complètement rétro.