Elle a des seins faramineux, des lunettes incroyablement épaisses, un style de conduite un peu mou et s’appelle Isserley : c’est l’étrange héroïne du premier roman de Michel Faber, hollandais quadragénaire expatrié en Ecosse à l’âge de quatorze ans (après un passage en Australie), formé à l’école des boulots de fortune (nurserie, nettoyage industriel, cobaye de laboratoire) avant de se faire remarquer avec un recueil de nouvelles dont on nous promet une très prochaine version française. L’atmosphère n’a d’emblée rien de rassurant lorsque, au fur et à mesure d’une première partie en forme de polar réaliste, on suit la jeune femme au volant de sa Corolla rouge sur les routes des Highlands, l’œil rivé sur le bas-côté pour ne manquer aucun de ces auto-stoppeurs mâles et bien bâtis qu’elle a l’habitude de véhiculer sur quelques dizaines de kilomètres. L’apparente obsession sexuelle sous-jacente aux manœuvres d’approche ritualisées (premier passage, évaluation, demi-tour, second passage, embarquement) auxquelles on assiste dans les premières pages apparaît pourtant rapidement comme une mauvaise piste : de cette conductrice aux réactions imprévisibles émane un malaise indéfinissable, que ressentent l’un après l’autre ses passagers temporaires, sans parvenir à en percer l’énigme. Dommage : ce sera de toutes façons la dernière dont ils auront l’occasion de chercher la solution, puisqu’on ne descend pas comme on le veut de la petite Corolla rouge. On s’y endort sous l’effet d’une piqûre, avant d’en être déchargé dans une cour de ferme par les bras brutaux d’une poignée de commis imbéciles. Bienvenue dans la seconde partie d’un roman captivant qui dévie peu à peu vers la science-fiction, Michel Faber laissant traîner ici et là dans sa prose lente et détaillée quelques indices curieux propres à esquisser les plans d’un tout autre univers : une centrale souterraine, des enclos fangeux, des activités charcutières effroyables et, en bout de piste, la puissante évocation d’un monde concentrationnaire et capitaliste où sont renversées toutes les évidences constitutives de notre propre humanité.

Les humains ne sont effectivement plus ceux que l’on croit dans cette longue méditation romanesque aux accents orwelliens : les auto-stoppeurs ramassés par Isserley sont ici de simples « vodsels », quasi-animaux destinés au bon plaisir alimentaire d’une race supérieure dont elle et ses collègues forment un échantillon ; dans la structure hyper-hiérarchisée imaginée par l‘écrivain, leur propre statut n’est pourtant pas le plus enviable. Avec une rare force de suggestion, le romancier néerlandais parvient à mêler l’intrigue de polar à l’ambition d’une vision fantasmatique d’une extrême cruauté, qui aurait d’ailleurs gagné à rester aussi peu démonstrative que possible ; l’angoisse et la fascination procurées par le climat opaque, étouffant et mystérieux qu’il parvient à installer lorsque son roman bascule du récit réaliste à la fable se perdent ensuite sous l’accumulation des indices et des informations qu’il laisse filtrer. Beaucoup plus convaincant dans son versant strictement littéraire que dans l’aspect critique qui finit par percer sous la fiction (le tableau incomplet mais machiavélique d’une société hiérarchisée post-capitaliste où tout est évalué à l’aune du critère marchand – société qui pourrait bien sûr être une extrapolation radicale de la nôtre), Sous la peau surpasse néanmoins, par son étrange mélange de réalisme et d’imagination, toutes les récentes tentatives romanesques sur le thème de l’illusion spectaculaire et de la réification de l’humain. Une allégorie froide, élégante et dérangeante, qui marque la naissance d’un romancier à suivre.