Quelle famille ? La sienne, pour commencer, ou plus exactement l’image qu’il s’en fait et qu’il se plaît à donner : celle d’une étrange communauté aux interminables ramifications avunculaires que la première nouvelle de ce surprenant recueil nous montre, dans une atmosphère délirante, en plein conseil d’administration. Les lourds romans à succès du narrateur de ce premier récit ne racontent en effet qu’une chose : l’histoire de sa famille, justement, dont les membres gèrent et administrent sa production avec la rigueur et la prudence d’une entreprise à but explicitement lucratif. Entre des frères chargés des droits audiovisuels et une belle-famille préposée aux produits dérivés, la situation est d’ailleurs tendue depuis que la courbe de croissance des ventes se tasse et que les bénéfices décroissent ; la faute en revient à « la Bête », étrange mastodonte poilu auquel l’auteur consacre de plus en plus de temps, quitte à bâcler l’intrigue de ses romans familiaux, et qui constitue l’invraisemblable pièce en trop dans un système mercantile pourtant bien rodé. Grâce à lui, Michael Krüger décoche sa première flèche à l’endroit de sa seconde famille, celle de l’édition ; c’est en effet au livre et à la petite galaxie d’activités et d’attitudes qui l’entoure que s’attaque avec malice l’incisif Munichois dans cette vingtaine de textes courts aux ressorts tantôt absurdes, tantôt fantastiques. Dans la plupart d’entre eux, il renoue avec cette veine ouvertement piquante et satirique qui donne tout son impact à son style et laisse libre cours à une imagination d’autant plus débordante qu’il connaît par cœur ce milieu de papier où se noue l’action (à double titre d’ailleurs puisque, imitant sans trop de remords des confrères parisiens qui ne se posent même plus la question, il est à la fois écrivain et éditeur).

Et si on ne l’avait pas attendu pour en avoir la certitude, Krüger confirme à toutes les sauces qu’il y a tant et plus à tirer des extravagances impensables de ce petit monde peuplé de collectionneurs compulsifs, critiques omniscients, spécialistes rivaux, prédicateurs de tendances, éditeurs de toutes tailles et autres commentateurs persiflant. Ainsi joue-t-il à l’envi de cet irrésistible sens du grotesque qui l’érige en digne héritier de Beckett, distribuant son ironie subtile avec une mesure calculée qui le place davantage du côté des littérateurs ludiques que des mitrailleurs aigris. Ces histoires de nègre ulcéré par le succès mondial d’un commanditaire ingrat, d’études statistiques très sérieuses sur la consommation comparée de livres et d’alcool (« les sociétés obsédées par la vérité ont un rapport perturbé à l’alcool ; les sociétés trop confiantes dans la littérature ont un rapport perturbé à la vérité ; les sociétés qui ne sont construites que sur l’alcool ont un rapport extrêmement perturbé à la vérité et à la littérature »), ces considérations désabusées sur la Foire du livre de Francfort, ces petits théâtres absurdes où s’auto-dégomment les acteurs du milieu (représentants, universitaires, éditeurs, auteurs) imposent ainsi Krüger, malgré quelques pages moins réussies, comme un borgésien jovial très porté sur l’absurde auquel pas une machine bien huilée ne résiste. Où qu’il soit, il lui reste toujours un peu de littérature à instiller dans les mornes rouages de la rationalité.