De l’art périlleux d’exhumer des textes posthumes et inédits. Plus de seize ans après la disparition d’Heinrich Böll (prix Nobel de littérature en 1972), les éditions du Seuil poursuivent leur travail de parution des œuvres de l’écrivain allemand et publient Chien blême, recueil de onze nouvelles et courts récits, écrits de jeunesse antérieurs à 1950. On y découvre, contrairement à une croyance établie, que Böll ne commença pas à écrire après la Seconde Guerre, mais dès 1936-1937, c’est-à-dire à l’âge de 19 ans (Les Ardents). Aussi ce recueil ne manquera pas d’apparaître à certains comme l’ultime hommage au maître de Cologne, une sorte de témoignage sur ses premiers écrits de jeunesse, cerise sur le gâteau d’une germanophilie de salon assez répandue en ce mois de mars. D’autres en revanche s’interrogeront davantage sur le bien-fondé d’une telle parution, dans laquelle l’intérêt des textes proposés peut sembler parfois minime au regard de la biographie définitive de Böll. Chien blême porte les cicatrices de cette « littérature des ruines » dont Heinrich Böll fut l’un des principaux représentants avec Wolfgang Borchert, et qui lui faisait dire, des années après le conflit : « Il était si difficile, peu après 1945, d’écrire même une seule demi-page de prose. » Et force est de reconnaître en effet à la lecture des premières nouvelles (Chien blême, Prisonnier à Paris, Le Fugitif) que la prise de conscience du passé nazi de l’Allemagne s’effectue dans la douleur, où la culpabilité ne le cède qu’à l’impensable exercice de l’oubli.

Malgré la présence des thèmes dont Böll se servira plus tard pour écrire quelques-uns de ses textes les plus aboutis, l’on sent encore que les mécanismes ici utilisés ne sont qu’à l’état d’ébauche ; la culpabilité des personnages se noyant trop souvent dans l’épaisseur de descriptions psychologiques que l’on croirait taillées à la hache. Cela n’est pas sans faire écho aux récents propos de Christoph Heim, qui affirmait, à la veille du Salon du livre, « qu’un auteur qui a une morale a facilement tendance à prêcher ». Et telle est certainement toute l’ambiguïté de Chien blême, où ces textes épars, écrits souvent à chaud, et parfois sans le recul nécessaire, sont empreints d’un manichéisme naïf, non exempt de boursouflures.

Une exception néanmoins. L’Histoire du pont de Berkowo. Ce récit, écrit probablement en 1948, et que Böll réutilisera dans son roman Où étais-tu Adam ?, ainsi que dans une pièce radiophonique (Le Pont de Berczaba, 1952), illustre avec une brillante économie de moyen l’absurdité du repli des forces allemandes sur le front de l’Est. Le récit à la première personne d’un homme, chargé de la reconstruction d’un pont enjambant la Bérézina, et qui, son œuvre achevée, doit assister à son dynamitage pour ralentir l’avancée des troupes russes. Superbe métaphore d’une Allemagne au bord du naufrage, qui n’est pas sans rappeler certains épisodes du Système périodique de Primo Levi. Où l’on prend conscience, comme aimait à le rappeler Heinrich Böll, lui-même, qu’ »être écrivain, c’est être inconsolable ».