Après sa « Trilogie du Middle West », Michael Collins l’irlandais reste en Amérique. Pas n’importe laquelle : celle de l’envers du décor, de la fin des illusions, l’autre face d’un rêve dont il a profité à plein mais dont il analyse aujourd’hui les ratés, démontant ses rouages avec une précision redoutable. Un univers de lieux anonymes où règnent la perte de repères et la perte d’identité, où l’on se réveille incapable de s’adapter au monde, à la société, à ses évolutions. Pour ceux qui pendant longtemps ont dit à Collins que ses livres manquaient d’authenticité, la revanche est prise : démonstration magistrale avec cette plongée dans l’univers d’une fac américaine et son campus, décor qui n’a rien à envier à un très typique Joyce Carol Oates, y compris quand il s’agit d’introduire dans le récit un regard cynique à souhait pour décortiquer faux semblants et apparences. Une illustration, sous un nouvel angle, de cette Amérique cloisonnée qu’il se plaît à raconter depuis des années. Ici, le microcosme est donc celui du monde intello-universitaire, mais les fondamentaux de Collins demeurent : le le roman continue de se faire du côté des « villes du chômage et du désespoir ».

D’emblée, tout est réuni pour faire un roman satirique et glauque à souhait sur la face obscure des idéaux made in USA, sur le monde des universités de second rang et sur leur petit peuple. Fac sur le déclin, esprits mesquins, ville sans espoirs où s’enterrent des profs sans avenir et des étudiants sans illusions : Collins reprend dans La Vie secrète de Robert E. Pendleton ses thèmes de prédilection et opte pour le mélange de genres, avec une université digne des meilleurs clichés et, en arrière plan, une enquête policière doublée d’une impitoyable étude de moeurs. L’espoir, ici, apparaît sans objet : le soupçon est généralisé, il n’y a pas d’innocents, tout le monde a quelque chose à cacher et est convaincu de sa propre médiocrité. Dans ses marques, Collins renoue avec des white trash comme il les aime ; tout son talent résidé dans sa capacité, étonnante, à renouveler son genre, à occuper de nouveaux territoires qui, en définitive, se révèlent propices aux mêmes débordements.

Pour résumer l’intrigue : Pendleton, prof de littérature, écrivain postmoderne raté, enfermé dans son marasme intellectuel, fait une tentative de suicide le soir où il organise une réception pour un ancien collègue, devenu auteur à succès (la satire du monde des études littéraires et des ambitions universitaires est croustillantes). Une de ses étudiantes le trouve, le sauve et, pendant sa convalescence à l’hôpital, s’installe chez lui, décidée à boucler une thèse sur son œuvre. Là, surprise : elle découvre à la cave l’immanquable chef-d’oeuvre oublié de Pendleton, publié des années plus tôt à compte d’auteur ; une histoire de meurtre d’enfants intitulée Le Cri, dans laquelle Nietzsche se taille la part belle question morale. Quand tout est en place pour que Pendleton connaisse tout à coup la gloire après laquelle il a toujours couru (on parle du cri pour le Pulitzer) ressurgit le meurtre ancien d’une gamine du coin, retrouvée assassinée dans un champ quelques années plus tôt…

En passant du roman de campus au tragi-comique puis à l’analyse sociologique, Collins réussit un récit brillant, obéissant à tous les poncifs du genre sans redondances, tout en restant fidèle à sa ligne d’écriture. Son point fort, toujours : sa façon de raconter les lieux. Les endroits se font no man’s lands, se fondent dans une même grisaille : des motels, encore et toujours, avec leurs néons tristes, la fac sur son île, ancienne fabrique réhabilitée qui ne revit qu’à l’heure de sa fête annuelle, l’hôpital anonyme, une maison de retraite où vivent les vieilles photos, des maisons noires, humides et froides, des fermes perdues au milieu de champs déserts, hantées par des fanatiques religieux à l’austérité glaçante. Dans ces décors, l’étudiante de Pendleton est forcée d’analyser la moindre de ses décisions, l’écrivain célèbre se voit rattrapé par son passé, placé face à ses contradictions, son impuissance. Le policier qui rouvre l’enquête, miné par son histoire personnelle (une femme disparue, une fille qui le déteste), s’égare dans ce monde, en quête de quelque chose qui lui rendrait une forme d’innocence. Les protagonistes des romans de Collins sont désarmants. On aimerait parfois les aider mais on ne peut rien pour eux : ils se débattent dans la faillite de leurs existences, on les regarde s’éloigner et perdre tout repère. Devenus indissociables de leurs obsessions, ils touchent leurs limites. Avec ce nouveau livre, Collins, parfaitement à l’aise au milieu de l’hypocrisie universitaire, continue magistralement son exploration d’une Amérique perdue.