Jamaïcain d’origine, Alex Wheatle naît en 1963 à Brixton, quartier sud de Londres, épicentre de cette communauté qui depuis quelques années grandit dans la capitale anglaise. Enfance chaotique, petits jobs… Fasciné par la musique, il devient Dj du Crucial Rocker sound system. C’est là qu’il prend goût à l’écriture. Son surnom : « Le barde de Brixton », qui trouve son inspiration dans ce qui l’entoure immédiatement. Ses premiers romans (Island song est le troisième) portraiturent ce qu’il connaît : la communauté jamaïcaine londonienne. Il raconte avoir pris tardivement conscience de la singularité de ses origines ; pourtant, c’est bien ce qui lui permet de mettre en perspective son histoire et, avec elle, celle de ses semblables. Dans cette perspective, Island song correspond à une nouvelle envie de Wheatle : retourner plus loin en arrière, à la source. L’idée naît dans les souvenirs qu’il conserve des récits de son père, évoquant un grand-père Marron, des racines à chercher du côté du Ghana. De quoi nourrir son imaginaire. A cela s’ajoute le besoin de se positionner par rapport à son passé, de retourner du côté de cette île qui a vu sa population migrer en masse vers l’Angleterre dans les années 1960, à la recherche de nouveautés pour se sortir de la misère. Une population prête à absorber modernité et choc culturel. Une population souvent inconsciente de ce qu’elle allait trouver outre-Atlantique.

Comme dans son précédent roman, Redemption song, Wheatle écrit en travaillant une langue « à la manière de », reproduisant dans un cas un parler des rues teinté d’argots en tous genre, dans un autre un parler caraïbe et métissé. Un défi à la traduction : le rendu de Nicolas Richard (qui s’est occupé des deux livres) est plus intéressant ici que dans le précédent, moins fatigant, moins artificiel. Passé le premier temps d’adaptation, toujours fastidieux, on rentre dans le récit, la langue se fait chantante. Le pari reste cependant difficile : réussir à rendre accessible le texte avec une reconstruction linguistique si peu familière à nos oreilles, moins encore à la lecture. L’alternance des dialogues et des passages descriptifs prend alors toute son importance, permettant au texte de respirer. On comprend vite pourquoi l’auteur explique que l’essentiel est pour lui de faire venir les histoires, la forme passant au second plan. L’effet littéraire obtenu tiendrait donc moins du jeu que d’un naturel volontairement non expurgé.

Wheatle s’attache à un portrait de famille à rallonge ; notion d’identité, construction des personnalités de chacun, il retrace par ses histoires individuelles les grands moments de l’histoire de l’île à travers la vie de ses anciens esclaves, des Marrons descendants de révoltés, des paysans pauvres, des premiers rastafari. Il raconte l’existence en Jamaïque jusque dans les années 1950 et les premiers grands mouvements d’exode rural, décrit les campagnes vidées des hommes jeunes, les soulèvements réprimés dans le sang à Kingston. Si les banlieues de la capitale grossissent et se paupérisent, elles n’en portent pas moins les espoirs de toute une population qui subit l’archaïsme de son agriculture et la misère ambiante. Dans les terres, les femmes jouent un rôle essentiel, structurent les vies de famille, servent de points d’ancrages. Elles sont d’ailleurs au coeur du roman, mère et filles de ce village de Claremont qui voient passer le temps entre école, marchés, cuisine, tâches du quotidien répétitives et immuables. Mais si on commence le récit dans un dépouillement d’un autre temps, au milieu de paysages paradisiaques, les deux filles de la famille sont d’une nouvelle génération ; pour elles, l’appel se fait pressant : gagner la capitale puis très vite l’Angleterre, passeport pour une vie meilleure. Sur leurs traces, on explore la vie à Kingston, les rapports noirs et blancs sur l’île, puis la construction des quartiers jamaïcains de Londres, de Brixton à Notting Hill, entre chambres miteuses et boîtes de nuit enfumées.

Ce portrait fictif d’une famille qui court sur trois générations s’inspire librement de l’histoire d’Alex Wheatle. La sienne, mais aussi celle qu’on lui a racontée, celle que d’autres ont vécue. Elle recoupe les grandes lignes du passé de ceux qui, aujourd’hui londoniens, ont pris un jour la de partir. En commençant son texte, l’ambition de Wheatle était d’écrire un texte qui mette en valeur la Jamaïque, sa population, et qui aille à contre courant d’idées reçues qui ne mettent pas forcément ses compatriotes en valeur. Ce qui lui fait dire : « Même si je suis né en Angleterre, je suis fier d’être Jamaïcain. Je me sens appartenir à ce pays ; mes parents me l’ont raconté. J’y suis allé plusieurs fois, et je me suis toujours senti inspiré en y allant. Les Jamaïcains sont des gens extraordinaires et Island song est mon tribut à tous ces gens. Ils me fascinent et je suis sûr qu’ils fascineront tous ceux qui liront ce livre ».